La mise en ligne de l’ensemble des décisions de justice rendues quotidiennement en France, prévue par la récente loi Numérique, n’est pas pour demain. Selon la Chancellerie, ce mouvement prendra même « plusieurs années ».
En vertu des articles 20 et 21 de la « loi Lemaire », les jugements rendus par les juridictions – civiles comme administratives – ont vocation à être « mis à la disposition du public à titre gratuit », en Open Data. Et ce qu’ils soient ou non définitifs.
Autant dire que cette réforme est attendue de pied ferme par les juristes, qui ne peuvent actuellement profiter que d’une sélection de décisions (notamment de la Cour de cassation), publiées par l’intermédiaire du site Légifrance.
Des publications soumises à des « analyses de risque de ré-identification »
Deux décrets en Conseil d'État sont toutefois attendus pour fixer les modalités de mise en œuvre de ces nouvelles dispositions – un premier pour les jurisprudences relevant du judiciaire, le second pour l’administratif. Ces textes devraient être particulièrement importants, puisqu’ils préciseront notamment l’une des conditions posées par le législateur pour cet effort d’ouverture : que chaque publication soit « précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».
Si l’objectif peut paraître légitime (éviter que le nom d’une personne concernée ou citée dans une affaire ne se retrouve jetée en pâture sur le Net), l’instauration d’une telle contrainte technique fut vivement critiquée par la secrétaire d’État au Numérique, Axelle Lemaire, lors des débats au Sénat. « Imposer une analyse du risque à chaque fois reviendrait en pratique à empêcher l'Open Data », avait-elle prévenu.
En commission mixte paritaire, le rapporteur Frassa avait ainsi tenu à rassurer : « L’analyse de risque ne se fera pas au cas par cas, mais constituera un canevas à prendre en compte pour la mise en ligne des décisions de justice. »
Un groupe de travail lancé, des décrets qui pourraient paraître avant avril
Mais près de trois mois après l’entrée en vigueur de la loi Numérique, où en est l’exécutif ? Le site du gouvernement indique que le processus de mise en œuvre de cette réforme « est lancé dans le cadre d’un groupe de travail réunissant les parties prenantes : services judiciaires, Légifrance, Cour de cassation, Conseil constitutionnel/Conseil d’État, CNIL ».
Interrogé par nos soins, le cabinet d’Axelle Lemaire nous répondait en octobre dernier que les décrets, nourris des travaux de ce groupe de travail, avaient « vocation à sortir au 1er trimestre 2017 ».
Un mouvement qui sera « progressif »
En charge de ce dossier, le ministère de la Justice vient de nous donner de plus amples précisions. Un décret en Conseil d'État est en cours de rédaction pour fixer « le périmètre de l'Open Data ». Il s’agira en ce sens de préciser « les décisions de justice susceptibles de faire l'objet d'une diffusion (...) et, dans les décisions diffusées, la nature des informations devant faire l'objet d'une anonymisation ». Enfin, il se penchera bien entendu sur « les modalités de mise en œuvre de la prévention du risque de ré-identification des personnes ».
Ce texte renverra cependant à des arrêtés le soin de « déterminer le calendrier de mise en œuvre de l'Open Data, en tenant compte des contraintes techniques et du calendrier d’évolution des systèmes d’information judiciaires ». Au regard des difficultés identifiées par la Chancellerie, celle-ci prévient que la mise à disposition des décisions de justice ne pourra « qu’être progressi[ve] et sur plusieurs années »...
Vers une intégration automatique des nouvelles décisions
Le premier « enjeu technique », expliquent les services du Garde des sceaux, consiste à « enrichir la base de données tenue par le service de documentation de la Cour de cassation en y intégrant progressivement et de façon automatisée l’ensemble des décisions prononcées ».
Le scénario envisagé ? « Les décisions rendues par les juridictions d'appel seraient les premières à être intégrées au processus d'Open Data. En matière civile, les arrêts des cours seraient intégrés grâce à la base de données « Jurica », actuellement existante à la Cour de cassation. En matière pénale, le déploiement de Cassiopée dans les cours d'appel permettrait d'intégrer les arrêts rendus en matière pénale moyennant le développement d'un applicatif adapté. Les décisions de première instance seraient intégrées à la base de données dans un second temps. »
Le défi de l'anonymisation
La seconde difficulté porte sur le processus d’anonymisation des décisions. Celui-ci est actuellement délégué à la Direction de l’information légale et administrative (DILA). « Un projet d’acquisition d’une solution d’anonymisation a été engagé par la Cour de cassation qui vient de confier une expérimentation d'anonymisation à un organisme de recherche », indique-t-on à la Chancellerie. « La Cour de cassation devrait être en mesure d’internaliser cette tâche d'anonymisation au cours de l'année 2017. »
Bref, les pouvoirs publics semblent avoir encore de longs mois de travail devant eux... Le ministère de la Justice laisse toutefois entendre qu’il a bien avancé puisqu’il est prévu de saisir la CNIL pour avis sur ce projet de décret « très prochainement ».