Caméras-piétons : le gouvernement piétine les recommandations de la CNIL

Au droit et à l’œil
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Caméras-piétons : le gouvernement piétine les recommandations de la CNIL
Crédits : michaklootwijk/iStock

Au travers d’un décret paru hier au Journal officiel, le gouvernement est venu préciser les modalités d’utilisation des « caméras-piétons » dont sont dotés plusieurs milliers de gendarmes et policiers. Force est toutefois de constater que l’exécutif n’a guère tenu compte des – nombreuses – réserves émises par la CNIL...

Expérimentés en France depuis 2013, ces appareils généralement portés au niveau du torse sont désormais encadrés par l’article L241-1 du Code de la sécurité intérieure (introduit par la loi de réforme pénale du 4 juin dernier). Les forces de l'ordre se voient ainsi tenues d’enclencher leurs caméras mobiles « lorsque se produit ou est susceptible de se produire un incident, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées ».

Mais que faut-il concrètement entendre par là ? Le décret paru hier au Journal officiel ne vient absolument pas préciser cette obligation d’activation, au grand dam de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Dans un avis transmis dès le 8 décembre au gouvernement, l’autorité administrative indépendante prévenait en effet le gouvernement qu’à ses yeux, « le ministère [de l’Intérieur] devrait définir plus précisément les conditions d'utilisation de ces caméras », afin « d'éviter toute collecte disproportionnée de données à caractère personnel ». Et pour cause : l’enregistrement n’étant pas permanent, chaque agent reste donc libre d’allumer sa caméra « en tous lieux », précise la loi.

La CNIL avait invité l'exécutif à préciser les conditions d'utilisation des caméras-piétons

La Place Beauvau a visiblement promis à la CNIL d’élaborer « une doctrine d'emploi » de ces joujoux électroniques à 1 200 euros pièce, ce qui fut loin de satisfaire la gardienne des données personnelles. L’institution estime que l’exécutif aurait dû apporter des précisions par décret, et « en particulier prévoir des critères objectifs commandant l'utilisation de ces dispositifs, à défaut pour le ministère de pouvoir dresser une liste exhaustive des circonstances de nature à justifier le déclenchement de ces caméras [de type insultes par exemple, ndlr] ».

La Commission s’inquiétait par ailleurs que les forces de l’ordre puissent procéder à des enregistrements dans le domicile de particuliers, sans que des règles spécifiques soient prévues pour un tel cas de figure. Mais là non plus, le gouvernement n’a pas souhaité revoir sa copie, alors que la CNIL invitait le ministère de l’Intérieur à « restreindre la possibilité [d’activer les caméras-piétons dans des lieux privés] à certaines circonstances », et à « garantir une information individuelle systématique de la personne concernée, le cas échéant, à l'issue de l'intervention ».

Idem pour les cas où des personnes sont filmées à leur insu (la loi oblige les policiers et gendarmes à prévenir les individus concernés, « sauf si les circonstances l'interdisent »). La CNIL a demandé à la Place Beauvau de « limite[r] expressément » cette hypothèse « aux seuls cas strictement nécessaires » – pour l’instant en vain, même si la doctrine du ministère de l’Intérieur pourrait apporter quelques précisions à ce sujet.

Des images effacées sous six mois, sauf en cas de besoin dans le cadre d'une procédure

Toutes ces critiques n’ont pas empêché l’autorité administrative indépendante de reconnaître « la pertinence » de recourir aux caméras-piétons, « compte tenu des finalités poursuivies ». Ces dernières sont d’ailleurs rappelées dans le décret :

  • La prévention des incidents au cours des interventions
  • Le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs (collecte de preuves)
  • La formation et la pédagogie des agents

Le texte pris par le gouvernement précise en outre que chaque enregistrement devra être accompagné d’éléments d’information relatifs à l’identité de l’agent porteur de la caméra, du lieu où ont été réalisées les images, etc.

« Les enregistrements sont transférés sur un support informatique sécurisé dès le retour des agents de la police nationale et des militaires de la gendarmerie nationale au service, poursuit le décret. Les enregistrements ne peuvent être consultés qu'à l'issue de l'intervention et après leur transfert sur le support informatique sécurisé. »

vidéoverbalisation police saint-étienne

Les personnels utilisant des caméras-piétons ne peuvent avoir directement accès aux enregistrements qu’ils réalisent. Seuls les chefs de service et certains agents habilités sont en principe en capacité d’accéder à toutes ces informations. Celles-ci sont d'ailleurs conservées pendant un délai de six mois « à compter du jour de leur enregistrement », prévoit le décret, avant d’être « effacées automatiquement » (sauf en cas d’extraction pour les besoins d'une procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire).

Chaque opération de consultation et d'extraction d'images devra dorénavant faire l'objet « d'un enregistrement dans le traitement ou, à défaut, d'une consignation dans un registre spécialement ouvert à cet effet ». L’objectif : savoir qui a regardé quoi, à quel moment et pour quel motif. Ces traces internes seront cette fois conservées pendant trois ans.

Parcours du combattant pour le citoyen

Pour autant, il ne sera pas simple pour un citoyen de demander à vérifier que ses droits ont bien été respectés (qu’il n’a par exemple pas été filmé à son insu lors d’une intervention de police environnante). Le gouvernement a en effet opté pour un droit d’accès indirect, ce qui signifie que chaque particulier devra d’abord saisir la CNIL, laquelle demandera ensuite à l’un de ses membres de mener les investigations utiles – histoire d’exiger enfin les éventuelles modifications nécessaires...

Pour la gardienne des données personnelles, ce choix « n'est pas de nature à faciliter l'accès aux données enregistrées dans les traitements projetés, ce qui semble pourtant un préalable à tout déclenchement de procédure afin d'en apprécier l'opportunité ». La CNIL tire clairement l'oreille du gouvernement, estimant que ce décret va « à l'encontre de l'esprit de l'article L. 241-1 du CSI, qui a pour objet de renforcer les liens de la population avec des forces de l'ordre en s'assurant notamment du respect par ces dernières des règles de déontologie qui leur incombent dans le cadre de leurs missions ».

La CNIL insiste longuement sur ce point, l’argumentation déployée par l’exécutif ne l’ayant manifestement pas convaincue. Le ministère de l’Intérieur a en effet indiqué à l’institution que « la mise en œuvre d'un droit d'accès direct poserait des difficultés techniques au regard du respect du droit des tiers », car il ne disposerait pas « des outils techniques nécessaires à l'anonymisation partielle des enregistrements, rendant ainsi chronophages pour [ses] services ces opérations d'anonymisation ».

L’autorité administrative indépendante laisse même entendre que ces éléments ne tiennent pas la route, dans la mesure où « au vu de la durée de conservation des données (six mois sauf engagement d'une procédure judiciaire, administrative ou disciplinaire) et du caractère non centralisé de ces traitements, l'effectivité réelle du droit d'accès aux données ne pourrait être garantie pour toutes les personnes susceptibles d'être concernées par les traitements en cause (personnes filmées, personnes tierces à l'intervention mais susceptibles d'apparaître dans les enregistrements et agents publics) ». La Commission plaidait donc pour l’instauration d’un droit d'accès direct, mais n’a pas été suivie – là non plus !

Lourdeurs administratives en vue pour les forces de l'ordre

Dernière chose : la Direction générale de la police nationale, la Direction générale de la gendarmerie nationale et la Préfecture de police de Paris devront, pour les services qui leur sont rattachés, envoyer à la CNIL « un engagement de conformité faisant référence aux dispositions du [décret] et précisant le nombre de dispositifs et le service utilisateur ». Ce document sera « accompagné d'un dossier technique de présentation du traitement », est-il enfin prévu.

Sauf que ce pas en direction de la gardienne des données personnelles n’est pas franchement bien accueilli par l'intéressée... Dans son avis, l’institution prévient que ce dossier technique ne sera « pas de nature à simplifier les formalités des responsables de traitement ». De plus, « il ne permet[tra] pas d'assurer un niveau de protection technique harmonisé des dispositifs mis en œuvre par chacun d'eux, contrairement aux solutions proposées [habituellement par la CNIL, notamment au sujet des mots de passe] », tacle la Commission.

Celle-ci déplorait à ce sujet n’avoir eu « ni étude de risques globale ni politique de sécurité encadrant les traitements, contrairement à ce que la commission avait pu recommander ». N'en jetez plus...

Le futur des caméras-piétons, entre activation continue et transmission en temps réel ?

Les avis de la CNIL n’étant que consultatifs, le gouvernement a pu ignorer ses recommandations sans le moindre risque juridique. Les nombreuses « réserves » émises par l’institution sur le dossier des caméras-piétons sont d’ailleurs loin d’avoir freiné l’exécutif, puisque deux décrets autorisant les policiers municipaux ainsi que les agents de la RATP et de la SNCF à porter de tels appareils (à titre expérimental) ont été publiés dans la foulée au Journal officiel. La première évaluation se déroulera jusqu’au 3 juin 2018, la seconde d'ici au 1er janvier 2020.

assemblée députés gauche
Archive d'illustration - Crédits : Assemblée nationale

Le sujet reste au cœur de l'actualité, puisque le projet de loi Égalité et citoyenneté, qui vient tout juste d’être adopté par le Parlement, prévoit que les forces de l’ordre pourront être tenues d’activer leurs caméras-piétons lors des contrôles d’identité (uniquement dans certains territoires, dans le cadre d’une expérimentation d’un an).

Manuel Valls, alors qu’il était encore Premier ministre, a d'autre part promis qu’une « réflexion » serait lancée « sur l’usage possible des caméras mobiles, non plus seulement a posteriori, mais aussi en temps réel ». L’objectif ? Pouvoir « visualiser à distance les circonstances d’une intervention et les moyens à déployer en renfort le cas échéant », avait soutenu le locataire de Matignon, en octobre dernier. Le décret paru hier au Journal officiel est cependant très clair à ce sujet : pour l’instant, « aucun système de transmission permettant de visionner les images à distance en temps réel ne peut être mis en œuvre ».

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