Cinq cadres d'Ubisoft ont été entendus par l'AMF dans le cadre d'une affaire de manquement d'initié. Il leur est reproché d'avoir vendu une part importante de leurs actions, quelques jours seulement avant l'annonce du report de Watch Dogs. Les sanctions vont de 15 000 à 700 000 euros, pour un total de 1,27 million d'euros.
Pour comprendre le fond de l'affaire, il est nécessaire de remonter un peu dans le temps. Le 15 octobre 2013, Ubisoft annonçait simultanément les reports des lancements de deux titres majeurs : The Crew et Watch Dogs. Cette déclaration s'accompagnait d'un communiqué expliquant que les prévisions financières de l'entreprise pour son exercice en cours devaient être profondément revues.
Ainsi il devenait question d'un chiffre d'affaires d'au moins 995 millions d'euros, contre 1,42 milliard annoncé précédemment. Le résultat opérationnel de l'éditeur devait quant à lui correspondre au mieux à une perte de 40 millions d'euros, alors que l'objectif initial faisait état d'un bénéfice d'au moins 110 millions d'euros.
De quoi secouer les marchés financiers, qui ont sanctionné l'action de l'éditeur avec un recul d'environ 26 % en bourse en l'espace d'une seule séance. Le cours est tombé au plus bas à 8,19 euros, contre environ 11,85 euros un mois plus tôt. Un évènement suffisamment important pour que de nombreux analystes financiers révisent leurs prévisions sur l'entreprise.
Dans un épais compte-rendu publié par l'AMF, on apprend que l'autorité « a identifié, au cours des semaines précédant la publication par Ubisoft de l’avertissement sur résultat du 15 octobre 2013, des mouvements importants sur le marché du titre ». En pratique, « il est apparu qu’une cinquantaine de salariés d’Ubisoft était intervenue au cours de cette période ». Un nombre assez important pour éveiller les soupçons de l'AMF, ce qui a déclenché l'ouverture d'une enquête, dès février 2014, dont les conclusions sont désormais connues.
Cinq cadres sous l'œil de l'AMF
Après un premier examen, les soupçons se sont tournés en particulier vers cinq cadres de l'éditeur, à qui l'autorité reproche « d’avoir utilisé une information privilégiée relative à la forte probabilité de décalage de la sortie du jeu Watch Dogs » :
- Francis Baillet : vice-président Affaires Corporatives d’Ubisoft Studio Montréal, qui a cédé des stocks-options pour un montant de 207 000 euros le 25 septembre
- Christine Burgess : membre du comité exécutif d'Ubisoft, qui a cédé des parts pour 164 000 euros le 27 septembre
- Yannis Mallat : PDG d’Ubisoft studio Montréal, qui a cédé pour 621 000 euros de stock-options et 159 000 euros d'actions gratuites le 26 septembre
- Damien Moret : Development Director d’Ubisoft, qui a cédé 45 000 euros de stock-options le 3 octobre
- Olivier Paris : vice-président Opérations d’Ubisoft studio Montréal, qui a cédé entre le 23 septembre et le 7 octobre pour 93 000 euros de stock-options, tandis que sa femme, également employée d'Ubisoft, en a vendu pour 35 000 euros.
Également ciblée par l'AMF, la Banque Transatlantique, filiale de la CIC, qui a exécuté les transactions des intéressés, sans effectuer les déclarations nécessaires « alors qu’elle avait des raisons de suspecter que ces opérations pouvaient constituer des abus de marché ».
90/100 sinon rien
Initialement, le lancement de Watch Dogs (développé par Ubisoft studio Montréal) était prévu pour le 19 novembre aux États-Unis et pour le 21 novembre en Europe, des créneaux qui impliquaient selon l'AMF de soumettre les maquettes du jeu aux fabricants de consoles avant la mi-octobre. Avant de lancer ce titre qui revêtait une grande importance, l'éditeur souhaitait qu'il atteigne une note de 90/100 lors des essais préliminaires faits auprès des joueurs. Une note « correspondant à l’objectif classique d’Ubisoft pour ses superproductions », précise le gendarme boursier.
Pendant l'été 2013, la phase de bouclage du jeu, visant à corriger la plupart des bugs rencontrés lors des tests, est amorcée. Dès le 25 juillet, Yannick Mallat est tenu informé par les équipes de tests de leurs « très grosses craintes » concernant la capacité du studio à tenir les délais prévus.
Le lendemain, le vice-président responsable du contenu créatif d'Ubisoft studio Montréal juge que la version en cours de test n'est « pas jouable ». Le 21 août, les résultats des tests en interne révèlent des notes de 77/100 pour les versions « Next Gen » (PS4/Xbox One) et « Current Gen » (PS3/Xbox 360).
Trois jours plus tard, Yannis Mallat reçoit un rapport « alarmant » en provenance de l'équipe de bouclage. Elle commencera à insuffler l'idée d'un report du lancement du titre, un avis partagé par un des membres de l'équipe de production qui estime que le titre est « encore très instable ». Une première solution est envisagée : celle de repousser le lancement du jeu d'une petite semaine.
« Ça commence vraiment à sentir le sapin quand même »
Le 18 septembre, l'équipe de bouclage émet un nouveau rapport, jugeant « irréaliste » un simple décalage d'une semaine. Son responsable va même un peu plus loin dans ses déclarations dans un e-mail : « Désolé mais effectivement on n’est pas en train d’y arriver. On est dessus […] mais ça commence vraiment en sentir le sapin qd même [sic] », philosophe-t-il.
Simultanément, un autre courriel précise au directeur du contenu éditorial des options « déjà discutées » pour le lancement de Watch Dogs. L'une d'elles fait déjà état d'un démarrage début avril 2014, en visant une note supérieure à 92/100 dans les tests internes. Selon l'AMF, à partir de cette date, le retard du lancement du jeu ne fait plus aucun doute, et les principaux concernés sont nécessairement au courant de cette éventualité.
L'information n'était quant à elle pas publique, même si l'AMF précise que « certains des mis en cause invoquent des rumeurs d’avertissement sur résultats concernant Ubisoft qui auraient circulé dès le 3 octobre 2013 ». Problème, pour l'autorité, une rumeur ne peut être considérée comme une information fiable communiquée au public.
« Lundi ça va secouer »
Outre le timing de la vente des actions ou de l'exercice des stock-options des mis en cause, certains échanges par e-mail ou via la messagerie instantanée de l'entreprise sont venus étoffer le dossier de l'AMF. On peut ainsi voir que certains d'entre eux ont été mis au courant assez rapidement et disposaient d'informations critiques au moment d'effectuer les transactions. Quant au contenu des messages, il laissait parfois peu de place à l'interprétation.
Voici par exemple un extrait cité dans le rapport de l'AMF et daté du 1er octobre, entre un des mis en cause et l'un de ses collègues :
« - Hey, fais gaffe au cours de l'action, elle risque de dévisser si WD décale
- Quand on annoncerait cela ?
- Ben vu que WD est censé sortir en novembre, je dirais bientôt »
Moins de trois heures après cet échange, l'intéressé s'est envoyé un e-mail à lui-même, lui rappelant de prendre contact avec le « département stockplan corporate », pour obtenir ses codes d'accès en vue de revendre ses actions. Une opération qui sera finalement effectuée deux jours plus tard. Le 11 octobre, il reçoit un autre message de son collègue : « Bon je crois que tu as vendu à temps, lundi ça va secouer ».
Une des collaboratrices de Christine Burgess était également concernée par l'enquête de l'AMF, avant d'être mise hors de cause. Dans ses archives de messagerie, l'autorité avait retenu le message suivant : « Hello, j'ai dit à Christine que c'était chaud, pq Watch Dogs risque d'être reporté. Ne sortira pas avant Noël. Mais c confidentiel attention... impact = profit warning du coup motus de chez motus ». Un message sans ambiguïté, mais les transactions de cette collaboratrice ayant été effectuées plusieurs jours avant ces échanges, celle-ci n'a finalement pas été inquiétée.
De lourdes sanctions
Au vu des dates auxquelles les transactions ont été exécutées, et du fait qu'elles l'ont été alors que les concernés disposaient d'informations cruciales mais encore confidentielles, l'autorité a prononcé de lourdes sanctions à l'encontre des mis en cause.
Elles s'établissent entre 15 000 (pour Damien Moret) et 700 000 euros (Yannis Mallat) et tiennent compte à la fois du volume des opérations réalisées mais également du patrimoine de chacun des protagonistes. La somme totale des sanctions s'élève ainsi à 1,27 million d'euros. La Banque Transatlantique se voit quant à elle sanctionnée à hauteur de 60 000 euros, pour n'avoir pas effectué les déclarations nécessaires auprès des autorités compétentes.
Bien évidemment, il peut encore être fait appel de cette décision. Deux des condamnés, Yanis Mallat et Francis Baillet ont d'ailleurs décidé de contre-attaquer, « convaincus que l'ensemble de cette procédure est injustifiée, infondée et illégale », notamment parce que la Commission d'enquête a constaté la nullité de certaines auditions menées au Québec.