Dix-neuf mois de négociations infructueuses auront finalement eu raison de la patience du syndicat d’acteurs SAG-AFTRA, mettant en branle le mouvement de grève voté à l’unanimité l’an dernier. Un conflit sans précédent qui oppose les éditeurs aux comédiens de doublage.
Le désaccord oppose les doubleurs à une dizaine d’éditeurs du domaine des jeux vidéo. Parmi eux on retrouve Activision, Warner Bros, Electronic Arts ou encore Insomniac Games, ce dernier étant justement le point de rendez-vous d’une manifestation organisée le 17 novembre dernier.
L’origine du conflit remonte à l’expiration en 2014 d’un accord signé entre les deux parties vingt ans plus tôt. En plus de souhaiter revoir les conditions de travail et de sécurité des comédiens, le syndicat SAG-AFTRA considère que deux décennies ont profondément transformé l’industrie à tel point qu’il faut revoir le contrat type.
It’s high noon
Peu importe le budget, les jeux vidéo sans doublage se font de plus en plus rares et ont tout simplement disparu de la cour des triple A. Plus que les progrès réalisés sur les supports de stockage, c’est l’orientation cinématographique des productions à gros budget qui a rendu le recours aux comédiens de doublage indispensable.
C’est justement cette proximité avec l’industrie du cinéma qui pousse le syndicat à souhaiter des conditions tarifaires similaires à celles en vigueur à Hollywood. En plus d’une demande de bonus indexés sur la réussite des jeux, il souhaite également garantir le bien-être et la sécurité des acteurs tout en demandant plus de transparence à une industrie connue pour sa terreur des fuites.
Les exemples d’informations libérées trop tôt dans la nature se multiplient d’année en année, avec récemment la confirmation (choquante !) qu’un nouvel épisode de Tomb Raider était bel et bien en production. Pour les investisseurs le choix de la date de sortie ou du démarrage d’une campagne publicitaire engagent parfois des millions de dollars et justifient toutes ces précautions.
Pour garantir que les fuites ne viendront pas des comédiens de doublage, ceux-ci ne connaissent des projets qu’un nom de code, comme on peut le constater sur la liste des jeux concernés par la grève. Pourtant ils signent tous sans exception des Accords de Non-Divulgation (NDA) comportant des sanctions pénales et financières très lourdes en cas de manquement.
Casser la voix
Les éditeurs voudraient pourtant aller plus loin en créant un barème d’amendes et de sanctions en cas de retard ou d’absence des comédiens. Une aberration pour Crispin Freeman, (Winston d’Overwatch) membre du comité de négociation du syndicat. Invité d’un podcast enregistré par son confrère Christopher Niosi, l’acteur s’exprime longuement sur le mouvement et décrit une réalité peu connue des joueurs.
Il rappelle qu’un projet fait parfois appel à des dizaines de professionnels, dont le rôle ne sera pas celui des protagonistes mais d’un simple figurant qui meurt noyé dans son sang en arrière-plan. Sans pourtant la juger, la violence est selon lui omniprésente dans les grosses productions et l’enregistrement de l’agonie des personnages n’est pas sans risque.
Il multiplie les exemples de comédiens en train de vomir du sang, qui perdent connaissance en plein enregistrement et perdent fréquemment l’usage de leur voix pendant plusieurs jours, ce qui retarde le projet tout en les empêchant de travailler. Lucide, il souligne que l’immense majorité des professionnels ne disposent pas de sa notoriété ou de celle d’un Nolan North ou d’une Jennifer Hale.
Pour ces doubleurs plus modestes, il est difficile de refuser les conditions et les horaires imposés par les éditeurs, qui les font parfois enregistrer jusqu’à huit heures d’affilée. Le syndicat demande donc de réduire à deux heures maximum les sessions les plus contraignantes et à les réaliser en fin de contrat plutôt qu’en début, pour éviter qu’une extinction de voix ne vienne mettre à mal le planning.
All in the game yo
Cette revendication, tout comme celle de disposer d’un coordinateur de cascades lors des séances de motion-capture ont été rejetées en bloc. Le cœur du conflit repose cependant sur la mise en place de bonus versés pour les jeux dépassant les deux millions d’unités vendues, peu importe le support. Une demande jugée « conservatrice » par Crispin Freeman, un constat partagé par Sean Miller, chargé de communication du syndicat contacté par nos soins.
Interrogé sur la nature exacte des bonus, il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un versement régulier comme pour les droits d’auteurs mais bien d’un bonus ponctuel qui ne concernerait qu’une poignée de jeux. Paradoxalement, cette revendication pourrait élargir le fossé entre les doubleurs connus et les autres, mais le syndicat insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une première étape.
Comme l’indique leur slogan « Performance Matters », l’objectif pour le SAG-AFTRA va au-delà d’une révision des conditions de travail et vise à provoquer une prise de conscience de la part des éditeurs. Le jeu vidéo n’est plus une niche depuis bien longtemps et le succès d’un titre dépend tout autant du travail du producteur, des graphistes, des développeurs que des comédiens qui prêtent leur voix.
Cette réalité est bien connue des éditeurs qui semblent avoir du mal à l’assumer malgré la mise en avant de plus en plus fréquente des têtes d’affiches comme un Nolan North ou un Troy Baker. Une position paradoxale qui sera de plus en plus difficile à tenir, le mouvement étant rejoint depuis peu par l’Actors’ Equity Association et le syndicat canadien ACTRA.