La cour d’appel de Poitiers, saisie par plusieurs organisations du cinéma, a scellé le sort de Boris P., l’administrateur de GKS.gs. Le 6 octobre dernier, elle a confirmé sa condamnation à six mois de prison avec sursis et au paiement de près de trois millions d'euros de dommages et intérêts.
Entre le 1er janvier 2012 et le 15 avril 2015, Boris P. a été prévenu d’avoir mis à disposition un logiciel manifestement dédié au téléchargement illicite, en l’espèce le site Gks.gs. Les titulaires de droit (dont la SACEM et plusieurs sociétés de gestion collective de l’audiovisuel) lui ont reproché d’avoir proposé sur ce site de liens torrent 422 038 œuvres musicales, à partir desquelles ont été téléchargés très exactement 38 050,008 To de données. Enfin, il fut poursuivi pour avoir incité à l’usage de son « logiciel » en offrant des avantages aux contributeurs du site. Autant d’infractions au Code de la propriété intellectuelle.
D'abord condamné par défaut le 19 février 2015 à six mois de prison avec sursis et deux millions de dommages et intérêts (explication du jugement), ce Français installé en Hongrie a vu la note grimper à trois millions d'euros devant le tribunal correctionnel de La Rochelle (explication du jugement).
L’affaire avait pour origine un dépôt de plainte de la SACEM et de la SDRM en août 2013. Seulement, l’avocat de Boris P., Me Ronan Hardouin, a flairé un potentiel problème au regard de cet article L335-2-1 du Code de la propriété intellectuelle, au coeur du dossier.
L'amendement Vivendi et l'obligation de notification
Cette disposition est née en 2005 de l'amendement dit Vivendi, adopté durant les débats DADVSI. Elle sanctionne donc jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende le fait « d'éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'œuvres ou d'objets protégés ».
Or, pour le juriste, elle aurait dû être notifiée à la Commission européenne, comme toutes les normes venant réguler la société de l’information. Et le défaut de notification est douloureux : c’est l’inopposabilité.
Saisie au printemps dernier, la cour d’appel de Poitiers a rendu le 6 octobre dernier son arrêt. Malheureusement, elle évacue la question soulevée avec une motivation flirtant avec le néant : « Les premiers juges ont, par des motifs que la cour adopte, écarté les moyens de la défense repris en appel, et caractérisé l’infraction poursuivie ; (...) le jugement ne peut qu’être confirmé en ce qui concerne la déclaration de culpabilité ». Circulez.
Extrait de l'arrêt GKS de la cour d'appel de Poitiers
Confirmation intégrale donc du jugement rendu par le tribunal correctionnel de La Rochelle le 22 octobre 2015, sauf s’agissant des peines complémentaires (fermeture de son entreprise et publication dans les colonnes de Next INpact notamment) qui sont effacées. Même approbation s’agissant des trois millions d'euros de dommages et intérêts, quoi qu’augmentés de 800 euros de frais de procédure à verser à chacune des parties...
- SACEM 564 762 € + 800 €
- SCPP 815 122 € + 800 €
- SEVN 5 000 € + 800 €
- FNDF 5 000 € + 800 €
- Columbia 158 130 € + 800 €
- Disney 242 735 € + 800 €
- Paramount 221 575 € + 800 €
- Tristar 11 010 € + 800 €
- Twentieth Century Fox 228 785 € + 800 €
- Universal 172 560 € + 800 €
- Warner 470 205 € + 800 €
Un amendement pourtant venu des États-Unis et d'Australie
Pour mieux apprécier cette occasion ratée, revenons un instant sur le jugement de la Rochelle. Le tribunal correctionnel avait refusé une telle procédure constatant que l’article L335-2-1 est inscrit dans le titre 1 de la loi DADVSI, consacré spécifiquement aux « dispositions portant transposition de la directive 2001/29/CE » sur le droit d’auteur.
Extrait du jugement GKS du tribunal correctionnel
Or, puisque ce titre vient transposer la directive sur le droit d’auteur de 2001, dans l'esprit des juges, la messe est dite : la Commission européenne n’avait pas à être notifiée : elle savait déjà ce que les États membres allaient faire. De plus, la disposition étant introduite par amendement, elle n'aurait pas à être notifié (voir l'article 10 de la directive Notification).
Seulement, il y a une brèche potentielle dans l’analyse : d'un, ce n'est pas parce qu'un pays adopte une norme par amendement que celui-ci évacue son obligation de notification. Sinon, tous les Etats européens passeraient par ce biais pour éviter Bruxelles. De deux, et surtout, lorsqu’ils déposèrent l’amendement Vivendi le 8 décembre 2005, les députés Thierry Mariani et Christian Vanneste avaient expliqué que la pénalisation du logiciel manifestement dédié au piratage était simplement « conforme à l’esprit de la directive » sur le droit d’auteur.
Ils espéraient alors « un écho dans de nombreux autres pays » voire que leur rustine puisse un jour « inspirer le législateur communautaire au moment de la révision de [cette] directive du 22 mai 2001 ». En clair : quoi qu’en disent le tribunal correctionnel puis la cour d’appel, cette disposition ne transpose nulle obligation européenne, mais est bien une spécificité française.
D'ailleurs, le 1er mars 2006, durant les débats en commission, Vanneste, alors rapporteur, ajoutait que « cet amendement [vise] à intégrer dans le droit français le contenu d'une jurisprudence américaine et australienne permettant de sanctionner les fournisseurs de dispositifs techniques favorisant le piratage ».