Une IA capable de prédire le sort d'une requête devant la CEDH

L'honorable Mr Robot
Internet 6 min
Une IA capable de prédire le sort d'une requête devant la CEDH
Crédits : alengo/iStock

Un groupe de chercheurs a travaillé sur un programme d’intelligence artificielle capable de fournir à l’avance un indice de recevabilité d'un dossier à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il ne s’agit pas de créer des juges numériques, mais d’établir des liens logiques entre les éléments présentés et le verdict rendu.

Une équipe de quatre chercheurs du University College London (UCL) – Nikolaos Aletras​, Dimitrios Tsarapatsanis, Daniel Preoţiuc-Pietro, Vasileios Lampos – s’est penchée sur le traitement de l’information pendant les études de dossiers, en se basant sur des décisions rendues par la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme).

Un long travail de documentation qui les a menés à classer les éléments rencontrés afin de pouvoir en définir des modèles. Objectif : tenter de trier les dossiers en leur donnant une priorité basée sur les éléments fournis.

Passer des centaines de dossiers à la moulinette

Ce sont précisément 584 décisions qui ont été ainsi analysées. Les chercheurs se sont concentrés sur trois grandes catégories pour ces procès : l’interdiction de la torture ou de tout traitement dégradant (article 3), le droit à un procès équitable (article 6) et le droit au respect de la vie privée (article 8), ce dernier étant en pleine recrudescence depuis quelques années, à cause des nombreuses révélations sur les opérations d’espionnage et de surveillance. Comme nous l'a expliqué le spécialiste en droit européen Nicolas Hervieu, la sélection de ces articles n'est pas un hasard, puisqu'ils couvrent trois types différents de droit.

Il a fallu développer parallèlement un programme capable de plonger dans ces informations, tout en structurant les éléments trouvés pour qu’ils soient exploitables. Un point important en regard des preuves fournies. Il fallait en outre pouvoir établir les fameux liens de corrélation, montrant l’influence des éléments sur le verdict final, et faisant donc ressortir au passage ceux qui avaient le plus d’importance.

Une idée loin d'être neuve

Comme indiqué par leur publication dans le journal PeerJ Computer Science, le chercheur Reed C. Lawlor avait affirmé déjà en 1963 qu’un tel traitement était possible. À l’époque, l’objectif n’était pas plus de remplacer le juge, mais de « deviner » à l’avance la recevabilité d'un dossier. Il estimait alors qu’une prédiction fiable ne pourrait se baser que sur une « compréhension scientifique » de la manière dont l’interprétation des lois et les faits influeraient sur les juges.

Depuis, les progrès sur l’apprentissage profond et le traitement du langage naturel ont changé la donne. Les chercheurs ont découvert en effet qu’il existait bien des liens de corrélation entre les éléments fournis pendant le procès et la décision. Par exemple, il semble que les faits cités aient davantage parlé aux juges que la stricte application des lois.

79 % de verdicts corrects

Un verdict humain réduit à une simple masse d’informations traitables et un algorithme ? Ce n’est évidemment pas si simple, et l’objectif des chercheurs n’était pas celui-là. Cependant, le programme a obtenu à 79 % les mêmes décisions que celles réellement rendues par le passé. Un résultat significatif qui souligne un certain nombre de points intéressants.

Pour les chercheurs, le travail réalisé montre ainsi surtout qu’en fonction du type d’affaire que la cour doit traiter, les chances de succès fluctuent. Un procès portant sur les conditions de détention a ainsi plus de chance d'aboutir qu’un autre portant sur une révision de la peine. Le programme a également mis en évidence que les juges ne cherchent pas nécessairement à appliquer la loi au pied de la lettre. Ce qui n’est pas forcément une surprise, mais figure tout de même dans les résultats.

L'inévitable question éthique

La grande question est cependant de savoir à quoi de tels programmes pourraient bien servir, sans parler de l’intérêt même de leur existence. Ces questions ont immanquablement un pendant éthique, puisqu’on y aborde frontalement la question d’un calcul informatique, donc « non humain », qui se substituerait à la responsabilité d’un ou plusieurs individus. Des problématiques qui ne sont pas nouvelles et que l’on croise actuellement beaucoup dans les véhicules autonomes, particulièrement quand un programme doit décider qui doit mourir en cas d’accident mortel.

Pour les chercheurs, les intérêts sont cependant multiples, en plus de prouver qu’il existe une certaine prévisibilité dans le comportement humain en fonction du contexte et des informations présentes. Ainsi, comme souligné par le Dr Nikolaos Aletras à The Verge, il existe déjà des outils analytiques dans les tribunaux. L’idée même d’établir une base de travail à partir des éléments constitutifs d’un dossier n’est pas nouvelle.

Il s’agirait alors simplement d’aller plus loin, en fournissant une idée de ce que serait la décision dans les conditions actuelles. Par ailleurs, le chercheur évoque la longue pile de dossiers en attente et la manière dont ce type de programme pourrait accélérer le traitement.

Une simple amélioration des outils existants ?

Cependant, il ne faut pas oublier que ces 79 % ont été obtenus sur des décisions a posteriori. Les données entrées dans le programme sont en effet celles des comptes rendus. Ce qui pose un évident problème en termes de prédictibilité : ces informations ne sont pas forcément en possession des parties avant le début de la procédure. Les liens de corrélation peuvent toutefois être suffisants pour établir des correspondances avec des affaires passées, comme indiqué dans les résultats. 

Il faut également rappeler que la marge d'erreur du programme, soit 21 % dans le cas présent, ne signifie pas forcément qu'il se « trompe ». Si les 600 dossiers devaient repasser entre les mains d'autres juges, il est évident que le score ne serait pas non plus de 100 %, les magistrats n'étant pas des robots. Un élément important qui insiste sur le caractère humain inhérent à la justice dans son ensemble.

Quoi qu’il en soit, les chercheurs souhaitent qu’on ne perde pas de vue le plus gros intérêt de ce travail : le chemin parcouru plutôt que la destination elle-même. Il s’agissait surtout de tester des compétences et des outils et de voir jusqu’où il était possible d’aller. Rien n’empêche bien entendu le perfectionnement des méthodes mises en place, d'autant que ce type d'outil pourrait très bien être utilisé pour accélérer certaines étapes, notamment au sein de la relation client-avocat.

Un point que nous confirme Nicolas Hervieu, qui nous a indiqué que la CEDH avait reçu sur la seule année dernière 40 000 requêtes, avec un pic record de 120 000 en 2011. L'idée d'un outil permettant de donner une certaine priorité sous forme de pistes n'est donc pas impossible, tant qu'il ne se substitue pas au processus de décision lui-même. Le programme pourrait alors donner un indice de recevabilité, basé sur les dossiers passés.

Ceux qui sont intéressés pourront lire les résultats (en anglais) sur le site du journal PeerJ. Une bonne partie du texte peut être comprise sans nécessairement avoir des notions de droit ou même d’informatique. Cependant, certaines parties plongent dans les mathématiques et seront donc plus complexes. 

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