Les sénateurs ont adopté hier plusieurs dispositions du projet de loi sur l’égalité et la citoyenneté afin de bouger les lignes de la loi de 1881 qui encadre la presse mais aussi plus globalement la liberté d'expression. Objectif ? Faire retomber ses dispositions dans le droit commun, sauf pour certains heureux élus, et faciliter la répression.
Les parlementaires ont ainsi voté la possibilité pour une prétendue victime d’attaquer l’auteur de propos acidulés en s’appuyant sur le droit commun de la responsabilité, plutôt que celui de la loi de 1881. Il suffira donc de démontrer une faute, un dommage et un lien de causalité. L’auteur condamné ne pourra plus se dédouaner en avançant par exemple l’exception de vérité en matière de diffamation.
« Il n’y aura plus aucune des protections procédurales prévues par la loi de 1881 ! » confirme Laurence Blisson du Syndicat de la Magistrature. « Il suffira de prouver ces trois éléments. Cette voie avait été clairement exclue par la Cour de cassation, consciente que cela allait mettre en péril la liberté d’expression avec des actions civiles bâillons ».
Seul charme : cette possibilité d’agir sur le tremplin du droit commun sera possible à l’encontre de n’importe qui, sauf des journalistes professionnels, dont les pigistes et les correspondants de presse qui adhèrent à une charte déontologique.
Une réunion informelle et discrète avec les syndicats
Cette disposition a été inspirée d'un rapport présenté en juillet mais adaptée après une « concertation » sollicitée par plusieurs syndicats. Selon nos informations, trois d’entre eux étaient autour de la table ce 6 octobre : le SPQN, le SPQR et le SPQD. Curieusement, le Sénat refuse de nous confirmer formellement ces identités. Les services évoquent poliment « une rencontre informelle entre des représentants de la presse quotidienne nationale et de la presse quotidienne régionale et la rapporteure de la commission spéciale, Françoise Gatel notamment ».
Hier, en séance, cette situation a quelque peu agacé Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la jeunesse et des sports. « Sur un sujet aussi délicat, il eût été préférable de les entendre avant le débat en commission. Les grandes plateformes, les hébergeurs, les fournisseurs d'accès, eux, n'ont pas été consultés du tout ! Vous avez senti la nécessité de corriger votre rédaction après l'incendie allumé dans la presse. Mais les choses sont mal engagées... La loi de 1881 porte sur la communication publique, pas seulement sur la liberté de la presse. Si vous avez protégé les journalistes, la liberté d'expression des internautes mérite aussi d'être défendue ! »
Régression pour les citoyens, stagnation pour les journalistes
Dans l’esprit de Laurence Blisson, voilà en tout cas « un mouvement très dangereux ». Et pour cause, « on crée ici des catégories dans le cadre de la liberté d’expression. Et au prétexte de protéger plus fortement des professions qui doivent l’être, on en vient à sacrifier le droit des personnes. Trop souvent on voit Internet comme la source d’abus, mais Internet c’est aussi le lieu qui a rendu possible et réelle la liberté d’expression pour les citoyens. Pour eux, c’est une privation de droit. Pour les journalistes, ce n’est pas une avancée. Simplement, ils ne seront pas soumis à la même régression que le reste de la population ».
Avec l’ouverture de cette boite de Pandore, la magistrate craint d’ailleurs la remise en cause d’une pratique jurisprudentielle bien établie. Concrètement, lorsqu’un David non-journaliste critique une multinationale Goliath, les tribunaux n’ignorent pas ce déséquilibre et acceptent des expressions exagérées : Mme ou M. Michu n’ont pas adhéré à des règles déontologiques et ne sont pas censés avoir des connaissances spécifiques avant d’avoir laissé trainer leur langue sur les réseaux...
Les corbeaux numériques, les analystes autoproclamés
Toujours durant les débats, François Pillet, l’un des sénateurs à l’origine de ce glissement, assume : « les règles procédurales de la loi de 1881 sont aujourd'hui si contraignantes qu'elles sont régulièrement contournées (…). Nous avons recherché l'équilibre, sans jamais mettre en cause les journalistes adhérant à une charte de déontologie, mais seulement les journalistes ou analystes autoproclamés ».
Et celui-ci d’ajouter que « la liberté de la presse n'est nullement diminuée puisque nous exonérons les journalistes, pigistes et correspondants régionaux de presse de toute responsabilité civile. Ce sont les corbeaux numériques que nous visons. »
Son collègue Philippe Bas y est allé aussi de son petit commentaire: « Les propos injurieux ou diffamatoires qui seraient sévèrement réprimés s'ils étaient proférés dans la rue doivent être soumis aux mêmes règles sur Internet ». Il oublie au passage que la réforme en cours vient également étendre à un an la prescription de l’action publique et civile (sur le terrain de la loi de 1881), sauf si le contenu litigieux a été repris dans une publication papier...
Dans le fil des échanges, Patrick Kanner a eu ce commentaire : « Avec votre amendement, vous allez déclencher des milliers d'actions en réparation ». Réaction du sénateur Alain Vasselle : « Très bien ! »