Next INpact a interrogé la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, sur le plan pour le numérique à l’école - qui vient tout juste de prendre son envol. Nous avons également pu aborder avec elle le contesté partenariat avec Microsoft, l’ouverture d’Admission Post-Bac, les problèmes de cyber-harcèlement scolaire, etc.
2016 restera sûrement comme une année charnière sur le plan éducatif : les nouveaux programmes sont entrés en vigueur (avec notamment l’introduction d’un éveil à la programmation dès le CE1), le plan numérique voulu par François Hollande a commencé à être mis en œuvre, avec pour objectif de fournir à chaque élève de cinquième une tablette ou un ordinateur portable, etc. Vous pourrez retrouver pour plus de détails à ce sujet notre synthèse de rentrée, ainsi que l’interview de Mathieu Jeandron, Directeur du numérique pour l’éducation.
Environ 25 % des collèges sont aujourd’hui dans le plan pour le numérique à l’école, bien loin des 40 % espérés il y a encore quelques mois. Comment expliquez-vous ce recul par rapport à vos ambitions ?
D'abord, il a toujours été dit que le déploiement du plan numérique se ferait sur plusieurs années. Nous y allons progressivement. D'une façon indéniable, nous sommes passés d'un mouvement d'expérimentation à une véritable démocratisation du numérique à l'école et plus singulièrement au collège. On en est aujourd’hui à 28 % des collèges publics qui sont concernés. Si on prend collèges publics et privés, on est à 25 %. Mais à cela il faut aussi ajouter que de nombreuses collectivités ont également souhaité faire entrer leurs écoles primaires, 1 817 au total, dans le plan.
Surtout, je pense que la question ce n'est pas simplement celle de l'équipement en tant que tel. L'équipement, on voit que progressivement ça va s'installer jusqu'à atteindre 100 % à la rentrée 2018, comme s'y est engagé le président de la République.
Ce qui importe vraiment, c'est le fait que ce grand mouvement de transformation repose sur un trépied : c'est bien sur l'équipement, mais aussi la formation des enseignants (et là les étapes que nous avions annoncées sont réalisées ou en cours de réalisation), et enfin la mise à disposition de contenus innovants. Si, sur les écrans, c'étaient de simples manuels scolaires scannés, ça n'aurait pas grand intérêt !
Ce décalage ne vient donc pas de réticences, sur le terrain, de la part des établissements scolaires ou des professeurs ?
Honnêtement, non. Le vrai sujet, c'est l'appétence des collectivités territoriales à s'engager parmi les premiers pour ce plan numérique. Certains conseils départementaux ont estimé que, malgré l'aide conséquente de l'État, ils n'avaient pas forcément les moyens de s'engager dès cette rentrée 2016 pour un grand nombre d’établissements. Mais honnêtement, la plupart d'entre eux avaient conscience que c'était le sens de l'Histoire. C'est pour ça que je n'ai pas d'inquiétude sur le fait qu'on va monter en puissance.
Les trois jours de formation proposés aux professeurs l’année dernière ont pourtant paru bien peu aux yeux de certains...
Trois jours de formation, c'est en quelque sorte une entrée en matière. Après, la formation continue se poursuit et le dispositif de 2016 sera reconduit sur l’année 2017. Il y a par ailleurs un plan national de formation qui permet ensuite aux enseignants d'aller plus loin et notamment d’accéder à des modules en ligne d’une grande richesse sur notre plateforme en ligne M@gistère.
Mais aussi, c'est une véritable culture qui s'installe parce que de fait, avec la réforme des programmes, apparaissent dans la scolarité obligatoire des élèves des compétences qui n'existaient pas auparavant. Je pense notamment à l’introduction du codage dès le plus jeune âge, à l'éducation aux médias et à l'information, à la création numérique, etc. Si l’on s'intéresse de plus près aux programmes du collège, on voit que dans toutes les disciplines, par exemple en français, vous avez désormais la prise en compte du numérique pour développer la lecture... En mathématiques, vous voyez apparaître, du CM1 jusqu'à la sixième, l'introduction progressive des outils numériques (logiciels de calcul, d'initiation à la programmation...). De la cinquième jusqu'à la troisième, ce sont l'algorithmique et la programmation qui seront enseignés dans le cadre des cours de technologie et de mathématiques.
Je crois qu'on a désormais, pour les élèves comme pour les enseignants, une présence beaucoup plus massive, beaucoup plus évidente du numérique dans les programmes et donc dans la pratique pédagogique au quotidien.
Quels sont les premiers effets de votre plan sur le niveau des élèves ?
À défaut d'avoir une évaluation après un mois de mise en marche, je peux vous donner les résultats d’un sondage effectué auprès des collèges préfigurateurs. Les chefs d'établissements estiment que ce plan numérique apparait comme une mini-révolution au sein des collèges. C'est-à-dire que ça change véritablement la donne !
Si on rentre dans les détails, on observe que plus de 70 % des chefs d’établissements soulignent spontanément que les parties prenantes se sont bien appropriées le plan. Ce plan est jugé vertueux, à la fois pour accroître les savoirs et pratiques des élèves, pour éduquer leur esprit critique à l'heure du numérique, et enfin pour lutter contre l'échec scolaire et réduire les inégalités. C'est exactement ce que nous souhaitions ! À la fois devenir une école entrée dans l'ère du numérique, qui ne l'ignore pas, qui outille ses élèves pour les rendre autonomes... mais aussi une école qui ce faisant forme l'esprit critique des élèves, et qui utilise le numérique pour lutter contre l'échec scolaire. La fracture numérique qui aurait pu se produire si l’on n'avait pas fait ce travail aurait évidemment creusé les inégalités.

On constate également que les banques de ressources pédagogiques ouvertes le 1er septembre dernier commencent à être prises en main par les enseignants encore plus rapidement que ce qu'on avait imaginé, ce qui nous rend quand même optimistes. Sur la banque numérique consacrée aux sciences, par exemple, il y a plus de 3 600 inscriptions d'enseignants par jour. 25 % des professeurs du cycle 4, c'est-à-dire de la cinquième à la troisième, sont déjà inscrits sur cette banque de ressources. C'est pour nous très important de leur offrir ces outils-là, qui sont innovants, qui permettent aux élèves d'aller plus loin dans les exercices proposés, de ne pas craindre l'erreur, etc. Je crois que c'est une dimension du plan numérique qu'il ne faut absolument pas sous-estimer parce que c'est ça qui en fera le succès.
Une étude de l’OCDE publiée en fin d’année dernière tendait plutôt à remettre en question l’efficacité des « plans numériques ». N’aurait-il pas été préférable de consacrer le milliard d’euros du plan numérique à d’autres moyens, plus efficaces, tel qu’une augmentation du nombre d’enseignants par exemple ?
L'étude à laquelle vous faites référence est très juste dans son diagnostic : mal utilisé, le numérique peut même être contreproductif. Mal utilisé, ça signifie un équipement qui serait une réponse exclusive. Il faut évidemment que les enseignants tirent tout le parti de ces outils, en étant formés, mais soient surtout acculturés d'une certaine façon à ce que signifie enseigner avec le numérique − c'est-à-dire l'utiliser au mieux pour faciliter l'apprentissage.
Je crois vraiment que l'apprentissage par l'erreur, c'est quelque chose d'absolument majeur. L'idée, c'est que se tromper ne soit plus une source de perte de confiance en soi pour l'élève (parce qu'on le fait face à un écran et pas aux trente paires d'yeux qui vous fixent) mais le chemin normal vers l'apprentissage et la compréhension. Or clairement, le numérique a un intérêt pour cela. Il renforce la confiance de l'élève, il rend l'apprentissage plus actif, il fait de l'élève un acteur de son apprentissage et donc il donne plus de possibilités de réussir.
Et puis par ailleurs le numérique, quand il est bien utilisé, c'est aussi pour l'enseignant une vraie aide au quotidien : pour évaluer les élèves, suivre leur progression dans le temps, etc. Ce sont des choses qui font gagner du temps aux professeurs et leur permettent de se concentrer sur l'essentiel, c'est-à-dire la pédagogie.
Vous avez récemment accordé 25 millions d’euros supplémentaires pour les collèges ruraux. Maintenez-vous que le coût de votre plan sera limité à 1 milliard d’euros ?
Oui bien sûr, c'est l'objectif. Je crois que c'est déjà une somme conséquente. Ce qui est très intéressant, c'est dans la façon dont nous l'avons fait : en inscrivant ce milliard d'euros à la fois dans des crédits budgétaires et dans les crédits du Programme des investissements d'avenir. Pourquoi c'est très important ? Parce que d'une certaine façon, ça installe ce plan dans l'avenir. Il ne sera pas soumis aux aléas de telle ou telle alternance politique. Du coup, ça donne une perspective claire aux acteurs.
Comment s’assurer que les sommes en jeu ne profitent pas uniquement à certains grands acteurs du numérique, connus d’ailleurs pour payer très peu d’impôts en France (à l’image d’Apple par exemple) ?
Ce sont les départements qui font le choix des acteurs auxquels ils recourent. Aujourd'hui, il y a une diversité de choix... Chacun a des choses à faire valoir auprès des départements, et c'est aux départements d'estimer quels sont les outils les plus utiles pour les projets pédagogiques présentés.
Mais ça ne vous pose pas de problème que des départements achètent des tablettes à Apple, qui s'est fait épingler par la Commission européenne il y a quelques semaines pour des problèmes d'impôts non perçus ?
Il ne faut pas mélanger tous les sujets. Apple est un acteur industriel à part entière. Les départements sont libres de retenir ses offres s'ils les jugent les plus intéressantes.
Que répondez-vous à ceux qui s’insurgent contre votre accord de partenariat avec Microsoft, parlant notamment de collusion d’intérêts ?
Déjà, il faut être clair : c’est en novembre 2015 que le ministère a noué un accord avec Microsoft pour une période de 18 mois, lequel prévoit des actions qui, en résumé, sont liées à l'apprentissage du code, à l'expérimentation de solutions collaboratives, à l'intégration de ces solutions dans des environnements déjà pourvus d'outils Microsoft, des ateliers liés à la gestion de projets pour le numérique éducatif...
Jamais la moindre transaction financière n'a été prévue dans cet accord, qui n'est d'ailleurs pas exclusif. Il faut également savoir que dans l’éducation nationale, les usages sont très majoritairement tournés sur le logiciel libre et Microsoft représente un poids très faible.
Il ne s'oppose en rien à nos actions avec les acteurs du logiciel libre (puisque ce sont eux qui sont à l'origine de la contestation devant la justice). Au contraire, pour moi, il très important de favoriser des usages diversifiés. Il y a différentes solutions qui existent aujourd'hui, il faut en tirer pleinement parti. Ça veut dire qu'il faut des accords avec des acteurs diversifiés.
Nous sommes d’ailleurs en train de travailler à la création d'un observatoire national du logiciel libre éducatif. L'idée, c'est que dans cet observatoire, on puisse, avec les acteurs du logiciel libre, définir toutes les problématiques que nous devons traiter ensemble : la question de l'Open Access, du cloud, des services en mobilité, du référencement des services existants pour l’éducation, etc.
N’y a-t-il pas un danger pour les enfants ? Tout le monde sait que quelqu’un qui prend l’habitude d’utiliser certaines solutions va avoir tendance à y être dépendant par la suite...
À ce compte-là, ce risque se retrouve sur n'importe quelle solution ! C'est un peu comme si vous me disiez que le fait d'utiliser telle édition de manuel scolaire rende les enfants addicts à cette édition... L'idée, vraiment, avec ce plan numérique et la réforme des programmes, est d'acculturer les élèves, quels que soient les outils qu'ils utilisent, à une culture numérique qui est faite de diversité. Ce ne sont jamais que des outils. Ce n'est pas parce qu'on travaille avec Microsoft un jour qu'on travaillera avec Microsoft toujours, ce n'est pas vrai.
Avez-vous procédé à une étude d’impact (ou une quelconque analyse juridique ou économique) avant de prendre votre décision ?
Cet accord a été dûment préparé : nous avons fait le constat sur le terrain que de nombreux enseignants et établissements utilisaient les solutions collaboratives de Microsoft 365 [sic], notamment des solutions qu'ils achetaient ou auxquels ils souscrivaient en ligne à titre personnel. L’un des objectifs visés pour nous était d’encadrer ces démarches et d’accompagner les établissements dans des académies volontaires dans une meilleure interopérabilité avec les ENT [environnements numériques de travail, ndlr]. Ensuite, les axes de cette convention, proposés par Microsoft, nous ont semblé pertinents et utiles, de par leur connaissance de pratiques en matière d'e-éducation dans de très nombreux pays.
Fin 2014, différentes associations avaient lancé un l'appel en faveur de l’utilisation de formats ouverts au sein de l’Éducation nationale, afin de favoriser l’interopérabilité. Pourquoi n’y avez-vous donné aucune suite ?
C'est précisément ce que je vous disais sur l'observatoire du logiciel libre éducatif, il répond également à cela. Comment peut-on partager davantage, comment ouvrir les logiciels, les services et les ressources pour les diffuser davantage ? C’est le travail qui est mené en ce moment et qui associera plusieurs acteurs du libre.
Il y a quand même deux années qui se sont écoulées, ça paraît énorme...
On n'a pas attendu la lettre ouverte des acteurs que vous évoquez pour réfléchir sur ce sujet. Et surtout, on n'a pas attendu aujourd'hui pour travailler avec les acteurs du libre. Seulement, il faut bien comprendre qu'il y a une myriade d'acteurs du libre, et qu'eux-mêmes ne représentent pas forcément un tout uniforme et cohérent... On travaille avec beaucoup d'acteurs du libre et l'idée à laquelle on a abouti, c'est de les regrouper dans cet observatoire national.

Allez-vous dévoiler l’algorithme d’Admission Post-Bac, conformément au récent avis de la CADA ?
Oui, on a déjà communiqué l'algorithme. Notre Direction des affaires juridiques est en train de travailler sur la demande spécifique sur le code source, pour faire en sorte simplement que des données extrêmement personnelles (comme les données des étudiants) ne puissent pas être mises sur la place publique. Mais sinon à part ça il n'y a pas de problème, on va pouvoir le diffuser.
Il n'y a pourtant pas de données personnelles dans un algorithme ou un code source...
Non mais le code contient des informations qui peuvent être sensibles sur la structure de la base des données personnelles. Notre Direction des affaires juridiques est en train de répondre à la CADA là-dessus.
D'ici combien de temps peut-on espérer l’ouverture de ce document administratif ?
Dès que la Direction des affaires juridiques se sera mise d'accord avec la CADA, nous serons en mesure de répondre aux demandes individuelles comme nous l'avons déjà fait pour l'association « Droit des lycéens ».
L’année dernière, un rapport remis à François Hollande recommandait d’autoriser l’accès à Internet durant les examens universitaires. Quel est l’état de votre réflexion à ce sujet ?
Cette année, pour la première fois, des épreuves de médecine se sont déroulées sur tablette, mais avec accès uniquement à l’épreuve. Ça prouve que ça peut fonctionner.
Mais est-ce qu'il faut en faire une généralité ? Pas nécessairement. Ce que je constate, c'est que désormais, dans le nouveau diplôme national du brevet, vous aurez à un moment des élèves qui seront amenés à faire preuve de leurs capacités, en termes d'algorithmes, de programmation, etc. L'utilisation, à terme, de tablettes pour mener à bien des épreuves est donc tout à fait envisageable.
Constatez-vous des progrès en matière de cyber-violences scolaires depuis que le législateur a introduit, à la mi-2014, un nouveau délit de cyber-harcèlement ?
D'une manière générale sur le harcèlement, on constate, et c'est une bonne nouvelle, que depuis trois ans maintenant les chiffres sont à la baisse. Ce problème reste évidemment très grave, extrêmement préoccupant et je suis bien sûr toujours mobilisée sur ce sujet, mais la dernière étude HBSC publiée en 2016 montre qu'on est passé de 14 à 12 % du nombre de collégiens harcelés. C’est la première fois en vingt ans qu’une baisse est constatée dans cette étude internationale. Ça veut dire que la politique qui est conduite depuis quelques années porte ses fruits. Parce qu'on en parle de plus en plus, qu'on conduit de plus en plus d'actions qui mobilisent les élèves eux-mêmes, etc.
Sur le cyber-harcèlement, je crois beaucoup à tout ce qu'on met dans les programmes : développer l'esprit critique des élèves, l'éducation aux médias et à l'information et bien sûr l’ensemble des ressources en ligne sur notre site « www.nonauharcelement.education.gouv.fr », qui sont autant d'outils au service des enseignants.
L'idée, c'est que les élèves aient un autre rapport au web et cessent de le considérer comme une zone de non-droit. Le cyber-harcèlement sera d’ailleurs le thème de la deuxième journée contre le harcèlement, qui a lieu le 3 novembre prochain.
Considérez-vous que ce délit de cyber-harcèlement est utile ?
Le délit de cyber-harcèlement est très utile. Je rappelle souvent aux parents des victimes qu'ils peuvent porter plainte. Quand on sait que, comme le rappelait Catherine Blaya, professeure en sciences de l’éducation, au collège, 42 % des élèves interrogés sont victimes de cyber-violences et que le cyber-harcèlement touche 6 % des collégiens, oui, c'était important de porter comme on l'a fait la création par la loi d’un nouveau délit.
Certains sénateurs souhaitent durcir les peines encourues par les cyber-harceleurs. Y êtes-vous favorable ?
Le sujet, c'est davantage que les gens prennent conscience qu'ils peuvent porter ces affaires-là en justice et qu'ils utilisent ce droit plutôt que de durcir les peines. Je n'y suis pas hostile par principe, d'autant que le cyber-harcèlement peut avoir des conséquences allant parfois jusqu'au suicide de la victime, mais je pense qu'il faut déjà communiquer plus largement sur le fait que des peines existent.
Merci Najat Vallaud-Belkacem.