Le projet de loi sur l’égalité et la citoyenneté sera discuté en séance publique à partir du 4 octobre au Sénat. Retour sur les dispositions relatives à la liberté d’expression et leurs effets sur les publications en ligne, professionnelles ou non.
À l’occasion des débats autour de ce texte d’origine gouvernementale, les parlementaires ont eu pour riche initiative de modifier des pans entiers du droit de la presse. Derrière le vocable, pas de confusion : ce ne sont pas des règles réservées aux seuls journaux, mais bien tout l’arsenal qui permet à une prétendue victime de trainer une personne pour abus de la liberté d’expression, notamment sur les réseaux. Tour d’horizon.
L’arrêt d’un site aux contenus discriminatoires
Depuis 2007, l'article 50-1 de la loi du 29 juillet 1881 permet au ministère public et à toute personne ayant intérêt à agir de demander au juge des référés d'ordonner l'arrêt d'un site Internet. Il suffit que celui-ci contienne des messages de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale et de contestation des crimes contre l'humanité. Et que ces messages constituent « un trouble manifestement illicite ».
Avec ce projet de loi, le gouvernement et les parlementaires ont étendu ce mécanisme à la diffamation ou l’injure envers une personne ou un groupe de personnes « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Mais aussi à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap.
Un juge pourra ainsi ordonner l’interruption d’un site à raison de ces contenus à caractère discriminatoire. Et puisque le ministère public pourra être à l’origine de cette procédure, il ne sera pas nécessaire d’identifier l’auteur des propos incriminés.
La requalification s’invite dans la loi de 1881
Cette autre brèche a d’abord été ouverte par le gouvernement à l’égard des seuls délits de provocation, de diffamation et d’injures raciale ou discriminatoire.
Contre l'avis de l'exécutif, elle a été étendue en commission au Sénat à tous les abus de la liberté d’expression. Il sera donc possible pour un juge de requalifier les faits dont il est saisi. Ainsi, une procédure en diffamation pourra déboucher sur une sanction pour injure, et inversement.
Aujourd’hui, en cas d’erreur d’aiguillage, le magistrat est lié par la qualification du réquisitoire ou de la plainte avec constitution de partie civile. Demain, si la disposition survit, alors le prévenu ne pourra plus être relaxé, la requalification étant possible à l’audience.
Le point de départ de la prescription
C’est là le gros point noir du texte. Comme déjà vu plusieurs fois dans nos colonnes, la commission des lois du Sénat a modifié les règles de calcul de la prescription en ligne. Les trois mois (délai de droit commun) ou un an (pour certaines infractions) débuteraient non à la date de publication, mais à celle à laquelle cesse la mise à disposition au public d’un contenu en ligne (que soit un journal en ligne, un post sur Facebook, un tweet, un blog, etc.). Pour la presse papier, par contre, on en resterait aux règles actuelles.
Cette disposition a été soufflée par le rapport d'information « L'équilibre de la loi du 29 juillet 1881 à l'épreuve d'Internet », présenté l’été dernier par ses auteurs, François Pillet (LR) et Thani Mohamed Soilihi (PS)
Se souvenant que le Conseil constitutionnel avait épinglé une telle réforme en 2004, le gouvernement refuse une telle réforme : voilà des dispositions « excessives », qui « portent une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression ». Et pour cause, il sera possible de poursuivre indéfiniment une personne pour peu qu’un message posté des années avant reste accessible quelque part en ligne.
Extension des possibilités de réparation
Sur initiative des sénateurs Thani Mohamed Soihili, Alain Richard et François Pillet (ici et là), les sénateurs réunis en commission des lois veulent tout autant « permettre une réparation des préjudices nés des abus de la liberté d’expression sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun » (article 1382 du Code civil, renuméroté dans quelques heures en 1240), et plus uniquement sur celui de la loi de 1881.
Quelles conséquences ? La mesure, qui vient renverser une jurisprudence de la Cour de cassation, va rendre possible « d’autres réparations que celle associée à la condamnation pour une infraction de presse », explique le rapport de la commission des lois. Cela implique également la possibilité de jouer sur des délais de prescriptions plus longs, sans avoir à s’embastiller dans les trois mois actuels.
Plus d’automaticité de la fin des poursuites
Aujourd’hui, en cas de désistement du plaignant, les procédures engagées s'arrêtent. Le rapport précité plaide pour la fin de cette règle. Le texte examiné au Sénat passe des écrits aux actes.
Selon les auteurs de l’amendement (le trio Thani Mohamed Soihili, Alain Richard et François Pillet), le régime actuel permet à une prétendue victime d’instrumentaliser ce levier : j’engage une poursuite puis je me retire, avec, entre ces deux moments, l’assurance d’une sale période pour le prévenu.
En supprimant la fin de l’automaticité, les sénateurs savent aussi que toute action engagée va permettre de continuer son bonhomme de chemin jusqu’à l’éventuelle condamnation.
Un sujet zappé par la plupart des journaux
Rare sont les journaux à s’être intéressés à ce sujet pourtant sur la table depuis début juillet. Alors que les débats en séance s’approchent, signalons néanmoins ce billet de la presse judiciaire, un encadré du Canard enchaîné, cet article de Mediapart publié aujourd’hui et surtout ce communiqué de plusieurs organisations professionnelles.
Cosigné par le SPILL (dont est membre Next INpact), il dénonce « plusieurs dispositions qui mettent en danger la loi de 1881 sur la liberté de la presse ». Au gouvernement et aux parlementaires, ces syndicats rappellent « la nécessité de préserver la cohérence de cette loi, qui organise l'équilibre entre les garanties individuelles et la protection des libertés fondamentales en démocratie, toujours pertinente à l'ère des médias numériques ».
Quelles suites ?
Une fois adopté, le texte partira en commission mixte paritaire, la navette avec l'Assemblée nationale étant réduite du fait de la procédure accélérée. Au Sénat, il sera néanmoins difficile de freiner l’ardeur des parlementaires. Il suffit en effet de relire quelques échanges relevés par nos soins lors de la présentation du rapport Thani Mohamed Soihili et François Pillet :
- Sur Internet, « chacun se faisant journaliste ou prescripteur d'opinion, les frontières sont diluées : on use et on abuse de la liberté d'expression » (François Bonhomme, rattaché LR).
- « Comment sanctionner les non professionnels qui font tout et n'importe quoi sur Internet ? » (Alain Vasselle, LR)
- « Dans un monde qui favorise la culture du mensonge et de l'anonymat, susceptible d'exacerber les tensions que connait notre société, cela entame la confiance des citoyens dans leurs institutions : quand la justice n'est pas capable de réparer le préjudice, on ne croit plus au système. » (François Zocchetto, UDI)
- « Depuis plus de dix ans progresse l'idée qu'Internet ne saurait être soumis à aucune règle. » (Catherine Tasca, PS)
- « Merci aux rapporteurs de s'être plongés dans le trou noir d'Internet. Est-il judicieux de faire perpétuellement assaut de transparence quand cela ne sert qu'à alimenter un flux continu de prétendues informations, qui assimilent par exemple l'IRFM à du black ? Patrimoine, présence des parlementaires : il y a de quoi s'amuser ! » (Pierre-Yves Collombat, RDSE)
- « Comment définir ces gens - toujours les mêmes, officiellement des particuliers - qui s'érigent en experts plus ou moins éclairés, dont les analyses, souvent lapidaires, ne reposant sur rien, sont pourtant largement diffusées ? » (André Reichardt, LR)
- « Ce rapport ne manquera pas de provoquer les réactions des internautes, qui - je le redis - sont nos amis ! » (Philippe Bas, LR).