Finalement, le grand affrontement que tout le monde attendait entre la famille Guillemot et Vivendi n'a pas eu lieu lors de la dernière assemblée générale d'Ubisoft. Elle fut cependant riche d'enseignements et le bras de fer est encore loin d'être terminé.
« On ne se détendra pas tant qu'ils n'auront pas vendu leurs parts ». Cette phrase, prononcée devant nos confrères du Wall Street Journal par Yves Guillemot résume bien l'ambiance qui régnait chez l'éditeur quelques jours seulement avant la tenue de son assemblée générale annuelle, dans un hôtel de la petite couronne parisienne.
Poker menteur et « story-telling »
Cela va bientôt faire un an que le feuilleton entre Ubisoft et Vivendi tient en haleine une partie de l'industrie vidéoludique. Mi-octobre 2015, le groupe de Vincent Bolloré frappait le premier en achetant 6,6 % du capital de l'éditeur breton en même temps que 6,2 % de Gameloft. Des prises de participations « non-sollicitées ».
Depuis, Vivendi a remporté plusieurs victoires, notamment avec une OPA réussie sur Gameloft, qui fait désormais partie intégrante de l'empire du géant des médias. Sa participation au sein d'Ubisoft a elle aussi continué de progresser, avec selon le dernier décompte 22,8 % du capital et 20,2 % des droits de vote de l'éditeur. Mais le bras de fer ne se joue pas seulement au niveau financier, il se joue aussi sur le front médiatique.
La direction d'Ubisoft a de son côté multiplié les déclarations et initiatives visant à destabiliser l'offensive de Vivendi. « La stratégie de prise de contrôle rampante de Vivendi est dangereuse. Nous pensons qu'il y a là un grand risque de perte de valeur pour les actionnaires », fait ainsi valoir Yves Guillemot dans les colonnes du WSJ, à l'attention de ses investisseurs.
Aux petits porteurs, l'entreprise explique dans une lettre relayée par Le Monde et signée par cinq grands noms du jeu vidéo (Michel Ancel, John Romero, Will Wright...) que l'indépendance est nécessaire à la « liberté créative » du groupe. Sur les réseaux sociaux, les hashtags « WeAreUbisoft » et « IBelYves » (en écho au prénom du PDG de l'éditeur) ont été poussés par les équipes marketing d'Ubisoft, pas toujours avec bon goût.
Une assemblée générale finalement très calme
Au Novotel de Bagnolet, Vivendi s'est fait très discret. Les plus proches lieutenants de Vincent Bolloré n'étaient pas là, et coupons court au suspense tout de suite, le géant des médias n'a pas levé le petit doigt pendant les deux heures de réunion. La plupart des observateurs s'attendaient pourtant à ce que le groupe demande un vote sur la nomination d'un ou deux administrateurs maison au « board » de l'éditeur.
De son côté, Yves Guillemot a gratifié son public, composé de 972 actionnaires (avec une majorité en nombre d'employés de l'entreprise) représentant 76,53 % du capital, de quelques sorties savamment dosées à l'encontre de son adversaire.
Le président d'Ubisoft a d'abord expliqué n'avoir aucun problème avec le fait d'avoir Vivendi en tant qu'actionnaire, mais refuse catégoriquement de faire entrer le groupe de Vincent Bolloré au conseil d'administration. « Certaines sociétés qui mettent des personnes dans les boards ont une certaine réputation... Et ça ne se passe pas toujours très bien », philosophe-t-il sous les hourras d'un public rallié à sa cause. « Vous trouverez bien un moyen de vous entendre de toute façon », rétorque un peu plus tard un actionnaire individuel.
Concernant l'entrée récente de la banque JP Morgan au capital de l'éditeur, celle-ci ne semble pas avoir eu d'effet particulier pour le moment, puisqu'elle ne faisait pas partie des votants. Difficile donc de savoir dans quel camp le groupe américain vient se placer.
Des votes sans grande surprise
Au moment du vote des différentes résolutions proposées par Ubisoft et ses actionnaires, il n'y a pas eu de grande surprise. Yves Guillemot a été reconduit à la présidence de l'éditeur (avec 65 % des voix), et deux administratrices indépendantes – Frédérique Dame et Florence Naves – font leur entrée au directoire. La rémunération des dirigeants a elle aussi été validée.
Par contre, plusieurs résolutions concernant la fourniture d'actions et de stock-options gratuites aux employés et dirigeants ne sont pas passées (avec 61 à 63 % de voix contre ou d'abstentions). Pour Ubisoft, elles ont été rejetées « du fait de l’obstruction systématique de Vivendi, gênant ainsi le fonctionnement de la société, notamment dans la politique de rémunération compétitive de ses talents ».
Le groupe de Vincent Bolloré a quant à lui une vision bien différente des évènements. « Vivendi considère qu’il serait de bonne gouvernance d’être représenté au conseil eu égard à sa participation au capital de l’entreprise et, en attendant, s’est abstenu lors du vote des résolutions ». Bref, le géant des médias, qui se présente comme « le premier actionnaire d'Ubisoft » fait savoir qu'il agira ainsi tant qu'il n'aura pas obtenu une place au conseil d'administration. Une idée que refuse la famille Guillemot, qui estime que cela reviendrait à y faire entrer un concurrent, qui défendra ses propres intérêts plutôt que ceux de l'entreprise.
Rendez-vous l'an prochain ?
Dans son communiqué publié hier soir à la fin de l'assemblée générale, Vivendi rappelle une information importante. À partir de 2017, ses actions bénéficieront de droits de vote doublés, conformément à la loi du 29 mars 2014, dite « loi Florange ». Une disposition prévue pour les actionnaires de sociétés cotées détenteurs de leurs titres depuis au moins deux ans.
La menace n'est toutefois pas immédiate pour la famille Guillemot. L'incursion de Vivendi dans le capital de l'éditeur ayant débuté en octobre dernier, avec le franchissement d'un premier seuil de 5 % des parts, la quantité de droits de vote détenus par Vivendi ne devrait pas changer significativement grâce à ce procédé d'ici à la prochaine assemblée générale.
D'après plusieurs analystes, les risques d'une OPA hostile restent mesurés. Depuis les débuts de l'offensive du groupe de Vincent Bolloré, la valorisation d'Ubisoft a grimpé de 85 % pour atteindre 3,8 milliards d'euros et il faudrait faire encore grimper les enchères pour espérer rafler la mise. Un montant que Vivendi n'est pour l'instant pas en capacité de décaisser, ses réserves de cash s'élevant à 2,1 milliards d'euros environ.
Quelques chiffres pour terminer
On relèvera enfin quelques chiffres notables dévoilés par Ubisoft à ses actionnaires. L'éditeur s'est ainsi félicité des résultats obtenus par The Division, qui selon lui est « le meilleur lancement d'une nouvelle marque dans toute l'histoire du jeu vidéo, avec jusqu'à 1,2 million de joueurs en simultané ». Le succès du titre se voit aussi avec le taux d'attachement du Season Pass, qui atteindrait 20 %, soit le double de celui affiché par la plupart de ses concurrents.
Ubisoft s'attend également à des résultats en hausse sur l'exercice fiscal en cours, qui même en l'absence d'un nouveau volet d'Assassin's Creed, verra la sortie de cinq titres majeurs : For Honor, Ghost Recon : Wildlands, South Park : l'Annale du destin, Steep et Watch_Dogs 2.