« Dégooglisons Internet » : on fait le point avec Luc Didry, administrateur système de Framasoft

L'homme qui parlait à l'oreille des CHATONS
Internet 12 min
« Dégooglisons Internet » : on fait le point avec Luc Didry, administrateur système de Framasoft
Crédits : David Legrand

Ces dernières années, Framasoft a multiplié les services en ligne libres avec l'idée de proposer une alternative à ceux des géants du Net. Si l'ambition était démesurée, les moyens de l'équipe restent volontairement limités. Luc Didry, administrateur système de l'association, a accepté de nous parler de son travail.

Les années passent et les combats changent. Depuis deux ans maintenant, l'association Framasoft multiplie les services pour « dégoogliser » Internet et prouver que des solutions libres peuvent réellement se substituer à ceux des géants du Net. Un combat qui n'était pas évident auparavant, quand l'équipe se concentrait surtout sur les logiciels, et non le cloud, avec sa logithèque « libre ».

« Aujourd'hui, effectivement, on est complètement axés sur les services libres » indique Luc Didry, l'administrateur système derrière les services de l'association. « On a suivi l'évolution de la société, tout simplement. Aujourd'hui, les gens n'achètent plus Microsoft Word, ils prennent un abonnement Office 365 » ajoute-t-il. Elle propose désormais une vingtaine de services, du stockage de documents au lecteur RSS, utilisés jusqu'à quelques milliers d'internautes.

Ces services sont ce qui occupe le quotidien d'une partie des cinq permanents de Framasoft. D'autres doivent suivre dans les prochains mois, en même temps qu'une nouvelle campagne de dons et le lancement de CHATONS (Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires), un réseau d'hébergeurs respectueux des utilisateurs, capables de répliquer les outils « Frama ». Cette masse de travail pourrait laisser penser à une large expansion de Framasoft, qui affirme pourtant ne pas vraiment vouloir grandir.

Pour l'équipe, l'enjeu principal des services est de démontrer l'utilité des outils libres, sans offrir le confort des solutions commerciales. « On veut que les gens prennent eux-mêmes l'envie d'aller voir ailleurs » affirme Luc Didry, qui a développé une partie des outils désormais estampillés par l'association et gère désormais l'infrastructure. Malgré une ambition ronflante, libérer Internet des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), force est de constater que l'initiative peine encore à séduire les foules..

Télétravail et passion du libre

Pour Luc Didry, le travail pour Framasoft a commencé à l'été 2013, un an avant la première campagne « Dégooglisons Internet ». « J'ai commencé à administrer l'infrastructure en tant que bénévole. À un moment, elle a tant grandi qu'il n'était plus possible de m'en occuper correctement sur mon temps libre » explique-t-il. Depuis janvier, il travaille pour Framasoft depuis chez lui, près de Nancy, après être passé par l'université de Lorraine.

« J'aurais du mal à repartir dans un bureau, avec des trajets quotidiens » commente Didry, qui dit ne pas retrouver la pression ou les rapports de force d'une entreprise. « J'ai travaillé dans une société de développement logiciel, j'ai honte de ce qu'on refilait aux clients. C'était codé à la va-vite » appuie-t-il, conservant une mauvaise image de ce fonctionnement.

Le logiciel libre, lui, était déjà dans son quotidien dans son emploi précédent, dans le secteur public. Chez Framasoft, « je suis passé maître de l'infrastructure, que j'ai montée en tant que bénévole. Je sais qu'il n'y a que du libre dedans, j'ai beaucoup plus de liberté de choix » qu'ailleurs. Le logiciel libre « est une dynamique vertueuse. Tout le monde essaie de tendre vers le meilleur logiciel possible, avec son propre logiciel ou en contribuant aux autres. Il n'y a pas de recherche de rentabilité absolue » estime-t-il.

Alors que l'association n'est pas principalement composée de développeurs, une bonne partie contribue aux services maison. Il s'agit surtout d'adapter graphiquement des logiciels, ou de concevoir des outils propres aux besoins de Framasoft, à l'instar de scripts pour fermer automatiquement des comptes inactifs (sur Framanews et bientôt sur Framadrive). Pourtant, certaines contributions remontent aux projets originaux, qui bénéficient du travail des Français.

Adapter des services aux besoins des utilisateurs français

Sur la vingtaine de services proposés sur Dégooglisons Internet, le plus visité est Framadate, un service de rendez-vous alternatif à Doodle, avec plus de 4,4 millions de visites depuis le passage de l'association aux statistiques de Piwik. Il s'agit d'ailleurs de l'un des rares outils maintenus principalement par Framasoft, au milieu de nombreux logiciels adaptés aux besoins de l'association et de ses utilisateurs. Un travail qui peut être variable sur chaque nouveau site, même si l'organisation s'est améliorée au fil du temps.

« Au début, on les a un peu lancés au petit bonheur la chance. Aujourd'hui, on a une démarche de choix, d'essai sérieux et d'amélioration avant d'utiliser un outil... Même si cela n'empêche pas d'avoir des ouvertures en quelques semaines à peine. Framemo, arrivé début septembre, était un logiciel que j'ai essayé il y a deux ans, et qu'on a mis en ligne parce qu'on pensait chouette de lancer quelque chose en septembre » se souvient Luc Didry.

Dégooglisons Internet Framasoft

Sur 2015, cinq services ont été ajoutés, en tout et pour tout, principalement pendant la campagne de dons, pour motiver les internautes à soutenir l'association. Du point de vue de l'administrateur système, ces ajouts préparés à l'avance ne provoquent pas de surcharge ni de télescopage entre services. Certains, comme l'espace de stockage Framadrive, ont tout de même dû demander une ouverture progressive pour ne pas submerger l'infrastructure.

Dans l'absolu, une partie des logiciels utilisés bénéficient directement d'apports de l'association. C'est notamment le cas d'Etherpad, pour lequel un système de comptes privés a été conçu, ou d'Ethercalc, dont l'aspect a été revu par « JosephK ». Luc Didry, lui, a par exemple développé quelques plugins et résolu des soucis d'Etherpad, et ajouté une fonction d'export à Scrumblr, sur lequel est fondé Framemo. L'équipe conçoit également des traductions et une documentation française pour des logiciels qui n'en disposent pas, même si la remontée sur la branche principale n'est pas systématique.

Concrètement, ces outils sont hébergés sur 39 machines virtuelles chez l'hébergeur allemand Hetzner, en plus de quelques serveurs physiques chez Ikoula et OVH. Pourquoi un acteur d'outre-Rhin ? « OVH était en rupture de stock quand j'ai voulu refondre l'infrastructure, donc j'ai cherché quelque chose d'un bon rapport qualité-prix » explique Didry, qui gère lui-même la virtualisation. « Entre faire sa propre virtualisation ou utiliser celle d'OVH ou autre, l'avantage est de savoir où sont physiquement les données » poursuit-il. 

Le quotidien d'un administrateur de services libres

Son travail d'administrateur système occupe 95 % de son temps, entre automatisation, prévision et dimensionnement de l'infrastructure. La charge technique est répartie sur une partie de l'équipe, mais Luc Didry est le seul à avoir un réel bagage d'administration. Le reste du temps est consacré au développement d'outils. « Cela peut m'arriver de passer une semaine à développer, mais les développements de Framasoft ne sont pas des développements très profonds » affirme-t-il.

Certains services, comme les services de stockage Framadrop et Framapic, demandent plus d'attention que d'autres. Même s'il est le plus visité, « Framadate n'a pas besoin d'être véritablement surveillé, puisqu'il tourne très bien tout seul » note son responsable. Certains services sont tout de même hors de son champ, comme Framabag, une plateforme Wallabag gérée directement par Thomas Citharel, l'un de ses principaux développeurs employé de l'association, ou Framasphere*, maintenu par un membre de la communauté de diaspora*.

Désormais, le travail de Luc Didry consiste surtout à automatiser (par exemple la réparation de tables de Framapad), régler des soucis ponctuels et préparer l'arrivée de nouveaux services.

Du côté des développements, Didry est directement à l'origine des logiciels derrière Framadrop, Framalink ou Framapic. Des contributions qui ont joué dans son embauche. « Le choix était effectivement orienté, mais c'est gagnant-gagnant, parce que d'un côté j'ai des retours sur ce que je développe, j'ai une audience qui me remonte des problèmes ou des pistes d'amélioration, et dans l'autre sens je peux les améliorer plus facilement que si on utilisait un autre logiciel » justifie-t-il, continuant à concevoir certains outils à côté pour le plaisir.

Des démonstrations pour émanciper l'internaute

Malgré quelques millions de visites sur certains outils, ceux-ci sont avant tout des versions d'essai, avec quelques milliers d'utilisateurs réguliers au mieux. Il s'agit bien de montrer les outils, et non de les fournir ad vitam æternama aux masses. « Au bout d'un moment, on réussit à démontrer que les outils sont viables. Par exemple sur Framadrive, on a 5 000 comptes. On pourrait ajouter du disque, des ressources, mais notre but n'est que de faire de la démonstration » détaille Didry, qui affirme tout de même que les services ne seront tout de même pas fermés sur un coup de tête.

L'association refuse aussi de proposer certaines fonctions, voire certains services, pour éviter que l'univers Frama soit trop intégré. Il n'est ainsi pas question d'un système d'identification unique (SSO), qui unifierait trop les services et demanderait un travail de développement parfois lourd. Cela pour un « single point of failure » (SPOF) que l'équipe n'est pas prête à gérer. « Les gens sont bien chez Google parce que c'est confortable. Si on leur propose trop de confort, ils ne s'émanciperont jamais » estime l'administrateur système. 

De même, l'association envisageait officiellement de créer Framamail, un service de courriels. « Le Framamail, c'est ce qui risque de ne pas arriver, parce que c'est quand même très critique. C'est aussi très compliqué de proposer des emails correctement. Surtout aujourd'hui, quand on a des silos comme Gmail ou Outlook, qui peuvent se permettre de dicter leur loi » estime encore l'équipe, qui préfère diriger les internautes vers des solutions comme Cozy Cloud ou Yunohost.

Suivant cela, il est « hors de question » de pérenniser ces services via des formules payantes. Selon l'association, cela demanderait une gestion administrative trop lourde et une charge de travail trop importante, avec une garantie de résultat sur les services. « On ne veut pas commencer à devenir une grosse boite, embaucher un autre admininstrateur pour faire des roulements, des astreintes... On veut que cela reste une bande d'amis qui se lancent des défis un peu rigolos » plaide Luc Didry. 

Des CHATONS pour répartir le travail

Reste que, sur des millions d'internautes français, le maintien de ces services fait figure de travail de fourmis, la plupart d'entre eux attirant quelques milliers d'utilisateurs réguliers. En juin, elle a annoncé l'initiative CHATONS, qui doit permettre d'identifier des hébergeurs « responsables » à même d'héberger les mêmes outils que Framasoft. La première vague doit être officiellement lancée le mois prochain, « tout comme FDN a essaimé pour avoir de multiples FAI associatifs partout en France, pour éviter d'être trop gros ».

CHATONS doit faire figure de pionnier dans le rassemblement des hébergeurs libres et associatifs, encore assez dispersés aujourd'hui. L'opération doit aussi aider à faire émerger des acteurs (hyper)locaux, alors que Framasoft a ses employés dispersés dans toute la France. C'est surtout une nouvelle direction pour l'association, qui envisageait auparavant d'atteindre une dizaine de permanents. Un objectif délaissé aujourd'hui. « On n'atteindra sûrement jamais les 11 permanents, puisqu'on n'en aura sans doute pas besoin » estime Didry.

Ce dernier accompagnera ces hébergeurs dans la mise en place des services déjà proposés par Framasoft... Même si, pour le moment, la mission de l'équipe est d'établir une charte de transparence pour ces acteurs, et d'identifier ceux qui pourraient intégrer le programme.

Une cinquantaine de partenaires étaient officiellement intéressés en juin, dans l'optique habituelle d'offrir une alternative aux géants du Net et à leurs services, avec le traitement de données qui les accompagne. Cela reste tout de même une charge supplémentaire pour l'association, qui s'occupera de contrôler le respect des obligations d'éthique et de transparence du label. Cela pour un résultat qu'il faudra encore démontrer, tant l'ambition de départ, « dégoogliser » Internet en vantant l'auto-hébergement, est difficile.

Des dons et de nouveaux services à lancer

Même si Framasoft ne compte qu'une trentaine de membres, la majorité des revenus provient des campagnes de dons annuelles, qui signent l'arrivée de nouveaux services. « Quand on a lancé la campagne Dégooglisons en se lançant un défi sur trois ans, l'association n'était pas loin de ne plus rien avoir dans les caisses et devoir licencier les salariés qu'on avait à l'époque » rappelle l'équipe, qui estime disposer de bases bien plus solides aujourd'hui.

Officiellement, les salaires des permanents comptent pour près des trois-quarts des dépenses de l'association, qui complète les revenus des dons par de rares prestations, estimées à moins de 10 % de ses recettes. Il s'agit, par exemple, de mettre en place Etherpad chez un client. En 2014, l'association avait également levé 12 000 euros pour embaucher un développeur et améliorer Etherpad.

Dans les prochaines semaines, l'équipe va donc ajouter Framaliste, une alternative aux services de listes de tâches, ou encore Framaform, « une alternative à Google Forms qui joue les serpents de mer depuis un petit bout de temps ». Ce dernier consiste en un assemblage de modules Drupal, conçu par Pierre-Yves Gosset (Délégué général de Framasoft).

Un troisième, Framapetition, doit permettre de se passer des outils de type Change.org et Avaaz, épinglés par l'association sur la gestion des données personnelles. Enfin, Framagenda fera son entrée comme substitut à Google Agenda, avec la possibilité de publier publiquement son calendrier, via une adaptation du module dédié d'ownCloud par l'association.

En CDD au sein de l'association, Thomas Citharel doit, lui, notamment amener Framabag vers la version 2 de Wallabag (voir notre précédente interview), avec quelques difficultés à la clé.

Dégooglisons
La liste des services initialement prévus en 2016

Adapter les services Framasoft à Yunohost

Un autre projet à venir est le développement d'un système d'authentification unifiée (SSO) pour Yunohost, pour aider à intégrer les services de l'association au sein du logiciel d'auto-hébergement. « Le fait d'avoir des outils Frama dans Yunohost va aider les gens à partir de chez nous » déclare l'équipe, qui veut une nouvelle fois prôner l'auto-hébergement. « On essaiera peut-être d'intégrer un SSO avec Yunohost dans nos logiciels, mais on ne l'intègrera pas chez nous » précise-t-elle.

Pour l'an prochain, l'équipe se lance aussi dans le projet Framasites, qui doit permettre d'héberger simplement des sites à partir de solutions libres. « Cela risque de demander un petit peu de développement. C'est toujours une question de glue en fait : on va créer un lien entre différentes solutions pour pouvoir lancer l'installation automatique pour les utilisateurs » commente Luc Didry.

Celui-ci compte d'ailleurs développer des alternatives libres aux services d'hébergement de documents, comme Scribd et Slideshare. Cela même si le timing n'est pas encore défini. « C'est justement parce qu'on est une petite association qu'on peut se permettre d'avoir du retard, donc il n'y a pas de pression. Bien sûr, l'association dit que ce serait peut-être bien d'orienter l'effort dans une direction, mais sinon il n'y a pas de pression comme il peut y en avoir dans une entreprise » affirme-t-il. Malgré cela, les prochains mois risquent bien d'être très chargés.

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