La Cour de justice de l’Union européenne a rendu un important arrêt en matière de redevance copie privée. Il concerne la question des professionnels, et tout particulièrement l'assujettissement du flux commercial direct.
La copie privée est régie par le droit européen. Dans la directive de 2001 sur le droit d’auteur, le principe est simple : seuls les supports acquis par des particuliers pour leurs usages privés sont soumis à cette redevance destinée à compenser la faculté pour chacun de dupliquer des oeuvres protégées. Ce champ d'application pourtant bien circonscrit est un important foyer à contentieux en Europe.
Un litige s’est ainsi installé en Italie, opposant les titulaires de droits, appuyés par le ministère de la Culture, et plusieurs industriels (HP, Samsung, Dell, Fastweb ; Sony, etc. ). En cause ? La situation des professionnels. Ces différentes entreprises pestent contre la réglementation nationale qui frappe également leur « canal commercial direct ».
Derrière l’expression, on vise la revente de supports à une personne morale (banques, hôpitaux, assurances, établissement d’enseignement, etc.) qui n’a pas d’activité d’achat pour la revente de ces mêmes biens. Des flux qui s’opposent au canal commercial indirect, typiquement une livraison de tablettes à un supermarché qui évidemment ne sait pas, par avance, qui sera l’acheteur final.
Une exemption non appuyée sur des critères objectifs et transparents
L’Italie a fait le choix de frapper tout le monde, à charge pour les acteurs professionnels d’espérer décrocher un accord d’exemption avec les ayants droit, ou bien à défaut de laisser à l’utilisateur final le soin de réclamer le remboursement. Les mauvaises langues y verront un mécanisme très malin, destiné à maximiser les perceptions.
Il suffit en effet d’empiler les contraintes administratives pour les démotiver dans cette course à l’exemption ou au remboursement. Pendant ce temps, les titulaires de droits sont bien contents d’amasser des dizaines de millions d’euros en plus chaque année, qui ne seront pas remboursés.
Dans son arrêt, rendu hier, la CJUE a d’abord rappelé de grands principes : les États membres sont libres de reconnaître ou non la copie privée. Le cas échéant, ils disposent même « d’une large manœuvre pour déterminer qui doit acquitter cette compensation ». Cependant, insistent les juges, le pays qui fait ce choix ne peut prévoir de redevance copie privée qu’à l’égard des appareils et des supports d’enregistrement acquis par des « personnes physiques » pour des « usages de copie privée ».
Il y a donc deux conditions, l'une liée à l'usage, l'autre à la personne. Dès lors, si un importateur a la justification de ce que ses supports mis en circulation sont acquis par des personnes morales qui n’ont pas d’activité d’achat pour la revente (c’est-à-dire qui ont des usages professionnels ou d’archivage) alors « ladite redevance ne doit pas s’appliquer à la fourniture de tels équipements » (§ 40 et 41).
Une décision contraire reviendrait à faire payer des flux à des acteurs qui n’avaient pas à verser le moindre kopek dans les poches des titulaires de droits.
Une mise à l'écart effective des professionnels
En Italie (comme en France), le souci est que l’exemption de ce canal est tributaire d'un accord passé des sociétés de gestion collective en situation de monopole, sans s’appuyer sur des critères objectifs automatiques excluant un pouvoir de souverain d’appréciation.
Un tel régime a été épinglé par la Cour car il est susceptible de générer une intolérable atteinte au principe d’égalité (telle entreprise est exemptée, non celle-ci). En somme, à situation équivalente, le traitement doit impérativement être équivalent, sans exigence supplémentaire pour l’obtention d’un droit (§44).
Ce n'est pas tout : toujours chez nos voisins, l'autre modalité de la mise à l'écart des professionnels - le remboursement - ne peut être demandée que par un utilisateur final. La justice européenne a pilonné cette autre ségrégation, qui consiste à démultiplier les recours afin d’en dissuader les occurrences. Un tel mécanisme vient en effet à rebours du principe du remboursement effectif et non excessivement difficile.
Juridiquement, dans le dispositif de l’arrêt salué par Digital Europe, association des géants de l'informatique, la Cour indique donc que :
« Le droit de l’Union européenne (…) s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui, d’une part, subordonne l’exonération du paiement de la redevance pour copie privée des producteurs et des importateurs d’appareils et de supports destinés à un usage manifestement autre que la copie privée à la conclusion d’accords entre une entité, qui dispose d’un monopole légal de la représentation des intérêts des auteurs des œuvres, et les redevables de la compensation ou leurs associations sectorielles, et, d’autre part, prévoit que le remboursement d’une telle redevance, lorsqu’elle a été indûment payée, ne peut être demandé que par l’utilisateur final desdits appareils et supports. »
Les partisans de la fossilisation pourront toujours estimer que deux conditions sont nécessaires pour justifier les foudres européennes : d’une part, un régime d’exemption qui repose sur un accord subjectif, d’autre part, une capacité de remboursement restreinte à telles catégories de personnes, non à toute la chaîne.
Compte des termes de l’arrêt, l’analyse est fragile. En effet, un système de remboursement généralisé ne pourrait excuser la possibilité pour les titulaires de droit de faire perdurer les accords d’exemptions fondés sur des critères subjectifs. Inversement, un système d’exemption fondé sur des critères objectifs ne pourrait excuser un système de remboursement restreint ou très difficile.
« Il est temps que la directive soit appliquée intégralement »
Contacté, Me Cyril Chabert se félicite de cette nouvelle confirmation de la Cour de Justice. Cet avocat du cabinet Chain, qui défend notamment les intérêts de la société Imation, dont l’activité a souffert en 2010, rappelle qu’en France l’assujettissent du canal commercial direct « grève les flux français et provoque une hémorragie des ventes ».
Dans notre pays en effet, et comme en Italie, on oblige un hôpital, une église, une association, un cabinet de comptables, à payer, pour ensuite l’inviter à satisfaire à un processus de remboursement au terme d’une procédure non neutre... Les prétendants doivent ainsi fournir une charte garantissant qu’aucun employé n’enregistrera sur son smartphone son titre favori de Sylvie Vartan... En attendant, l’étude d’impact de la loi de 2011 visait 58 millions d’euros annuels de remboursement, qui ont fondu en pratique en un petit million d’euros sur quatre ans...
« Cette situation est paradoxale, puisqu’un acquéreur professionnel n’a qu’intérêt à acheter à l’étranger ! » estime Me Chabert. « Non seulement il n’a pas à faire des avances indues, mais il fait l’économie d’un parcours du combattant qui, je le rappelle, a été jugé ineffectif par la Commission des affaires culturelles à l’Assemblée nationale dans son rapport du 15 juillet 2015 (voir notre actualité, ndlr). Il est désormais temps que la directive soit, comme dans tous les autres États membres qui ont interrogé la Cour de Justice (l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, lla Hollande, l’Italie ….), appliquée intégralement et non de manière régressive. »
Ce professionnel du droit se dit incrédule devant le maintien du régime français en dépit des décisions constantes de la Cour de Justice : « un régime qui incite à l’achat à l’étranger au détriment des opérateurs installés dans nos frontières, de l’État qui se voit privé du flux de TVA, mais également des titulaires de droit puisqu’en favorisant l’attractivité des offres étrangères, on ne fait qu’accélérer la mise en coupe réglée du marché français laissant, en outre, naitre l’idée auprès du grand public que l’achat étranger est plus compétitif et licite ».
Un arrêt à effet immédiat
Fait notable, les titulaires de droit italien, réunis derrière la SIAE, ont sollicité une mesure de bienveillance de la part de la Cour.
Ils lui ont demandé de limiter les effets dans le temps de son arrêt si celui-ci venait à conclure que la réglementation nationale est effectivement bancale. Les lecteurs reconnaitront en transparence la fameuse jurisprudence « AC » du Conseil d’État qui en France, a plusieurs fois dispensé les sociétés de gestion collective de tout remboursement, même lorsque cette annulation était justifiée par l’application de la jurisprudence Padawan (voir cet arrêt).
La Cour a réagi strictement. D’une part, elle rappelle la primauté du droit européen, le fait qu’une décision n’est pas créatrice de droit, mais vient rappeler l’interprétation qui aurait dû primer dès l’entrée en vigueur de la directive. Il ne suffit donc pas de faire mine d’ignorer, puis de trainer la perspective d’une procédure, pour ensuite espérer échapper à son obligation de restituer le « mal acquis » pendant tout le temps gagné.
Le juge national doit donc appliquer les décisions de la Cour immédiatement, aux situations postérieures ou antérieures (et ce depuis le 22 décembre 2002, date de transposition de ladite directive en France).
D’autre part, seule la Cour a le pouvoir de décaler dans le temps les effets d’un arrêt qu’elle rend, et qui s’impose à tout juge national. Elle le décide uniquement sous conditions de bonne foi, d’un risque de répercussions économiques graves et d’une incertitude sur des dispositions du droit de l’Union.
Autant de conditions jugées non réunies
Or, dans sa fameuse affaire Padawan de 2010, elle avait déjà expliqué la situation des professionnels au regard de la copie privée. Les sociétés de gestion collectives malentendantes n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes : le droit de l'Union était limpide.
En outre, la condition du trouble grave n’a pas été pas démontrée. Les ayants droit italiens, aidés du ministère de la Culture et d’une intervention des autorités françaises, ont bien fait valoir qu’ils ne pourraient pas récupérer des sommes certes indument perçues, mais depuis longtemps réparties et consommées par la chaîne des bénéficiaires. Mais la CJUE n’y a vu qu’une difficulté négligeable.
Imaginerait-on que l’auteur d’un casse soit dispensé de devoir rembourser du simple fait qu’il ait donné une moitié à un oncle sicilien et dépensé le reste dans un casino à Venise ?