Dans l'exploration spatiale, les fusées réutilisables ont le vent en poupe avec SpaceX et Blue Origin qui entre en piste. Face à ce chambardement, comment se place la prochaine fusée Ariane 6, qui vient d'avoir le feu vert de l'agence spatiale européenne pour continuer son développement ? D'autres projets sont-ils en cours ?
Ariane 6 a été officiellement annoncée en décembre 2014. À l'époque, Jean-Yves Le Gall, président du CNES, ne cachait pas son enthousiasme : « ce lanceur, nous l’avons rêvé, l’Europe va le faire ! ». Pour rappel, deux versions sont prévues : A62 avec deux boosters et A64 avec quatre boosters. Ils seront capables d'envoyer respectivement 5 et 10,5 tonnes de charge utile sur une orbite géostationnaire. Le premier lancement est prévu pour 2020 si tout se passe comme prévu.
Les récents succès (et déboires) de SpaceX et l'annonce de l'arrivée de New Glenn de Blue Origin pour 2020 n'ont visiblement pas eu le moindre effet sur le planning d'Ariane 6. En effet, Gaele Winters, directeur des lanceurs à l'ESA, explique à nos confrères de l'AFP que la décision de continuer son développement a été prise « à l'unanimité ». Il ajoute que « le signal est clair ».
Si l'agence spatiale européenne est si confiante, c'est sans doute car elle sait que sa prochaine fusée sera en mesure de lutter contre ses concurrents sur le prix des lancements. Car oui, la guerre des tarifs est bien lancée et « il y a une pression exercée par SpaceX » affirme Stéphane Israël. La question est donc de savoir comment l'ESA compte faire baisser ses coûts avec Ariane. Des spécialistes du CNES donnent des éléments de réponses.
Nous sommes à « un moment intéressant où tout se transforme »
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, commençons par revenir sur le parcours de SpaceX et Blue Origin. Lors d'une conférence les « Mardi de l'espace » organisé par le CNES, Alain Souchier et Jérôme Vila reviennent sur l'histoire des différents lanceurs.
Le premier est un ancien d'Arianespace qui s'occupait de la propulsion liquide sur les lanceurs d'Ariane 1 à 5 (et qui a un peu participé à Ariane 6), il est également l'un des fondateurs de l'association Planète Mars. Le second est depuis 20 ans au CNES, et il a principalement travaillé sur la fusée Ariane 5. Deux spécialistes du sujet donc.
Pour Jérôme Vila, on vit effectivement « un moment intéressant où tout se transforme ». C'est notamment le cas des satellites de télécommunications qui « deviennent plus gros » et qui embarquent de nouvelles technologies afin de répondre aux demandes actuelles. Dans le même temps, la demande pour des petits satellites (moins de 150 kg) suit une courbe exponentielle, c'est « la première fois dans la conquête spatiale ». Les lancements ne se font plus que pour des institutions ou de grands groupes, ainsi que pour des sociétés plus modestes en taille.
SpaceX au bord du gouffre en 2008
Concernant SpaceX, les intervenants rappellent que la société a « longtemps été au bord du gouffre ». Les trois premiers lancements se sont soldés par trois échecs, mais force est de constater qu'Elon Musk a su rebondir pour en arriver là où il est maintenant. Jérôme Vila explique que « la première réussite de SpaceX c'est d'appliquer un modèle de production très efficace économiquement ».
Pour arriver à ce résultat, il utilise les méthodes de la conception automobile (avec une production en série) dans le monde des fusées, un tournant majeur « qu'on opère nous aussi avec Ariane 6 » affirme l'ingénieur. Il ajoute que, même sans le retour des premiers étages, Falcon 9 resterait une fusée très intéressante sur le plan économique.
SpaceX a pris plus de risques en accélérant la phase de développement avant son premier lancement. Un pari qui s'est finalement révélé payant, même si Elon Musk a failli plier boutique en 2008, rappelle l'un des intervenants. Le PDG avait d'ailleurs décrit cette année comme étant « la pire de sa vie ».
De son côté, le CNES ne se met pas dans des « situations à risque », car le développement se fait « avec de l'argent public ». Les contraintes et les objectifs ne sont donc pas les mêmes entre les deux groupes.
Premier vol réussi pour SpaceX avec la 4e mission de Falcon 1, en 2010
Ce qui a fait la force de SpaceX à ses débuts, ce sont ses lancements, bien moins chers que les autres lanceurs américains, ce qui lui a permis de se faire rapidement une place sur le marché. Alain Souchier donne quelques chiffres (approximatifs) sur les tarifs des lanceurs : 60 millions de dollars pour SpaceX, contre près de 200 millions de dollars pour des fusées Delta ou Atlas équivalentes. Trois fois moins cher, voilà qui a de quoi en séduire certains.
Pour Ariane 5, c'est 150 millions de dollars environ. Mais attention, la comparaison n'est pas si simple, du moins lors des premiers vols. En effet, « Ariane 5 lançait trois fois plus que Falcon 9, pour trois fois le prix ». Aujourd'hui, Falcon 9 grimpe à près de 6 tonnes pour le même prix (au lieu d'un peu plus de 3 tonnes au début), ce qui permet désormais à SpaceX d'être bien moins cher qu'Ariane sur le prix au kg.
Une facturation à deux étages, qui fait grincer des dents
Afin de faire entrer de l'argent, SpaceX bénéficie d'un coup de pouce de la NASA et/ou de l'US Air Force avec des missions qui sont facturées parfois un peu moins de 100 millions de dollars, là où le même lancement pour un partenaire privé ou étranger serait de l'ordre de 60 millions.
« Autant qu'on puisse le comprendre », SpaceX propose des prix bas parce qu'il arrive à gonfler les tarifs avec des lancements institutionnels, expliquent les intervenants. Mais, même comme cela, il reste néanmoins toujours moins cher que ces concurrents américains et « c'est de bonne guerre » concède Jérôme Vila, sans préciser si Ariane bénéficie du même traitement sur certaines missions.
De son côté, Stéphane Israël, le PDG d'Arianespace ne tient pas vraiment le même discours. Lors d'une interview accordée à nos confrères de BFM Business, il confirme en effet que « SpaceX ne met aucun prix sur son site web, surfacture ses lancements quand il vend aux institutions américaines et les sous-facture quand il vient sur le marché européen ». Mais il ajoute que « les prix varient en fonction du client et c'est un avantage que nous n'avons pas nous en Europe [...] ou en tout cas pas dans les mêmes proportions ». Dans quelles proportions exactement ? Il ne le précise pas...
« Il ne faut pas sous-estimer » Blue Origin
Mais SpaceX n'est pas le seul concurrent qu'observent les ingénieurs européens. Déjà au mois de mai de l'année dernière, la fusée New Shepard de Blue Origin faisait parler d'elle et elle ne laissait pas indifférent Jérôme Vila. Pour lui, l'approche de cette société serait « plus professionnelle », et il ne faudrait pas la sous-estimer.
À l'époque, il n'était d'ailleurs même pas encore question officiellement du lanceur New Glenn pour envoyer des satellites en orbite. Celui-ci est un très gros porteur, bien plus grand qu'Ariane 5, qui dispose d'un premier étage prévu pour revenir se poser sur Terre, exactement comme New Shepard.
Blue Origin’s next step…meet New Glenn #NewGlenn #GradatimFerociter pic.twitter.com/p4gICKZRfi
— Jeff Bezos (@JeffBezos) 12 septembre 2016
Jérôme Vila est également assez critique envers SpaceX chez qui « il ne fait pas bon vivre comme ingénieur », évoquant au passage « des actions judiciaires en cours d'ex-employés qui se retournent contre Elon Musk ». Plusieurs cas ont d'ailleurs été évoqués dans la presse (ici ou encore là par exemple).
Chez Blue Origin de Jeff Bezos par contre, ce serait « différent », sans par contre entrer davantage dans les détails, il faudra donc se contenter de sa parole pour le moment.
Les fusées réutilisables ne sont pas nouvelles, loin de là même
Maintenant que les présentations des concurrents d'Ariane 6 sont faites, la question est de savoir pourquoi le CNES a décidé de ne pas partir sur un modèle de fusée réutilisable. Tout d'abord, Jérôme Vila tient à rappeler qu'il « n'y a rien de moins neuf que le concept de fusée réutilisable ». L'exemple le plus parlant est sans aucun doute la navette spatiale américaine.
Problème, celle-ci était « absolument inefficace économiquement ». Son plan de maintenance en pratique était bien différent de celui théorique, et la navette nécessitait environ 9 000 ingénieurs payés à temps plein pour assurer le programme de remise en vol. Bref, cela coûtait de l'argent, beaucoup d'argent.
Pour réaliser des lanceurs réutilisables, il y a à la fois des difficultés techniques et économiques associées. Il faudra donc voir si SpaceX et Blue Origin ont trouvé un moyen d'équilibrer cette équation, mais rien ne permet de l'affirmer pour le moment puisqu'aucun premier étage n'a été réutilisé à l'heure actuelle.
SpaceX prévoyait de le faire d'ici la fin de l'année avec SES-10, mais l'explosion de Falcon 9 sur son pas de tir a conduit à une suspension des vols. La reprise est prévue pour novembre de cette année, mais le calendrier des missions n'est pas encore précisé. Cette déclaration de Gwynne Shotwell, la présidente des opérations de SpaceX, a d'ailleurs surpris de nombreux experts du secteur, dont le président d'Arianespace, qui jugent qu'elle est un peu « prématurée ».
Les enjeux, les risques et les gains des fusées réutilisables
De manière générale, Jérôme Vila explique que « la réutilisation, on ne la fait pas pour le plaisir de réutiliser, on la fait parce qu'on pense qu'en ramenant une partie du matériel ça permettra de faire des lancements moins chers ». Certains regretteront sûrement que la question de la pollution de l'espace n'entre pas en ligne de compte.
L'ingénieur explique que l'approche la plus simple est se dire que les « premiers étages sont des objets que l'on peut raisonnablement ramener à Terre », notamment car ils ont une vitesse limitée : généralement Mach 6-7 et pas Mach 20-30. D'ailleurs, tous les projets actuellement dans les cartons, ne concernent que le premier étage explique Jérôme Vila.
« Si tout réussit, le gain que l'on va amener sur le coût de lancement, ce n'est pas un gain de 90 %, c'est un gain qui est limité à 30 à 40 % », ce qui correspondrait plus ou moins aux annonces de SpaceX pour un lancement avec un premier étage recyclé. Le prix de la remise en état ne doit pas non plus être laissé de côté, sous peine de se retrouver avec une nouvelle navette spatiale sur les bras.
Il faut également prendre en compte que la récupération du premier étage nécessite de garder du carburant de côté afin de le faire revenir sur Terre. Du coup, la charge utile au lancement peut être moins importante que le maximum autorisé, ce qui implique une probable baisse des revenus pour SpaceX.
Ariane 6 permettra de réaliser entre 40 et 50 % d'économie, sans être réutilisable
Avant d'attaquer la question du prix d'Ariane 6, Alain Souchier propose une petite rétrospective sur les différentes versions du lanceur européen : entre Ariane 1 et 5, « on a divisé le prix au kg par quatre ou cinq ». Avec la prochaine fusée, les ingénieurs du CNES expliquent que, sans passer par la réutilisation, ils avaient le moyen de récupérer « beaucoup plus facilement 40 à 50 % ». Entre 30 à 40 % avec des difficultés et 40 à 50 % plus aisément, le choix est simple.
Pour cela, Ariane optimise sa chaine de production, en se rapprochant du modèle des usines automobiles, comme le fait déjà SpaceX. De plus l'agence spatiale réutilise des technologies et des moteurs qui ont déjà été éprouvés sur Ariane 5, ce qui permet encore de faire baisser l'addition.
Des projets en préparation chez Airbus, Boeing et Lockheed Martin
En Europe (et notamment en France), d'autres sociétés développent des concepts de fusées en partie réutilisables, c'est notamment le cas d'Airbus avec le projet Adeline (ADvanced Expendable Launcher with INnovative engine Economy). Il s'agit cette fois-ci de faire revenir uniquement les moteurs du premier étage, en laissant les réservoirs dans l'espace.
Un concept intéressant (en gestation depuis 2010) puisque les moteurs coûtent une bonne partie du prix du premier étage. Le retour du moteur s'effectue grâce à la présence de petites ailes sur ce dernier, et il vient se poser sur une piste comme un petit aéronef :
Airbus Defence and Space espère réaliser un vol inaugural en 2025. Son concept lui permet d'être adapté à Ariane 6, mais aussi à n'importe quel autre lanceur. On reste dans la fourchette des lanceurs réutilisables avec « jusqu’à 30 % d’économies » espérés par le fabricant.
Du côté des Américains, « c'est plus rock'n roll » explique Jérôme Vila. Le concept d'United Launch Alliance (ULA) – une coentreprise de Boeing et de Lockheed Martin – consiste à déployer un bouclier thermique gonflable, à ouvrir un parachute pour ralentir la chute et à récupérer le moteur à l'aide d'un hélicoptère avant qu'il ne tombe à l'eau. L'Agence tout risque et la Force Mission Impossible n'auraient probablement pas eu l'idée de faire mieux.
Cette technique n'est pour autant pas nouvelle puisqu'elle est héritée d'une méthode utilisée il y a bien longtemps par les Américains expliquent les intervenants du CNES. Lorsqu'un satellite des États-Unis passait au-dessus de l'URSS, il prenait des photos et larguait ensuite la pellicule que des hélicoptères récupéraient au vol.
De son côté, Lockheed Martin a dévoilé l'année dernière un trio d'éléments : un remorqueur de l'espace Jupiter, un vaisseau cargo Exoliner et un bras robotisé qui n'a pas été baptisé. Ils peuvent servir pour différentes occasions, par exemple, pour de longues missions d'exploration. L'ensemble peut faire office de point de ravitaillement en étant placé à bonne distance.
Mais ils peuvent aussi servir à placer des satellites en orbite. La fusée qui décolle de la Terre lui apporte sa charge utile et du carburant, il la réceptionne avec son bras, l'amène à sa position orbitale et revient se placer en attente d'une nouvelle mission. On imagine qu'il peut également être utilisé pour effectuer des réparations ou d'ajuster une position si besoin :
Ariane Next : les pistes pour l'après Ariane 6
Enfin, Jérôme Vila, décidément très loquace, évoque Ariane Next, un nom de code qui englobe toutes les recherches (certaines plus avancées/intéressantes que d'autre) sur « l'après Ariane 6 », autant dire que ce n'est donc pas pour tout de suite. Parmi les pistes, « on étudie l'introduction de la réutilisation dans la famille Ariane », comme ce que propose SpaceX et Blue Origin, sans plus de détail sur la manière de s'y prendre.
L'ingénieur ajoute par contre qu'« on ne croit pas, à une échéance raisonnable, à la réutilisation des deuxièmes étages, trop compliquée ». Pour rappel, Elon Musk avait pendant un temps évoqué cette possibilité pour Falcon 9, avant de finalement abandonner l'idée.
La guerre des prix, mais pas à n'importe quel prix
Reste maintenant à voir comment SpaceX va se relever de ce second échec en l'espace d'un an et demi. Cela laisse donc de la marge de manœuvre à ses concurrents, notamment Arianespace qui étudie la possibilité de trouver un peu de place dans son carnet de rendez-vous qui est en théorie plein jusqu'en 2018 : « On doit d'abord servir nos clients, mais on peut essayer d'insérer un lanceur de plus, sans que cela ne retarde les clients qui sont déjà chez nous » explique Stéphane Israël.
Lors de ses différentes interventions de la semaine, le patron d'Arianespace n'hésite d'ailleurs pas à attaquer directement son concurrent : « Nos fusées effectivement ont un certain coût, parfois plus élevé que SpaceX, et nous assumons que la qualité ait un coût et nous ne voulons pas nous lancer dans une baisse des prix parce qu'au bout d'un moment, quand il y a des coûts bas, parfois c'est aussi la qualité qui en souffre ». Bref la guerre est bel et bien lancée et elle n'est pas prête de s'arrêter.
Dans tous les cas, 2020 sera une année charnière pour les lanceurs spatiaux avec l'arrivée de New Glenn, d'Ariane 6 et pourquoi pas d'autres acteurs encore.