Ce matin, après le discours sur l’état de l’Union de Jean-Claude Junker, la Commission européenne a dévoilé officiellement son projet de directive sur le droit d’auteur. Un texte qui n’a pas laissé insensible.
Évoquant la refonte des règles européennes du droit d’auteur, le président de la Commission européenne a déclaré vouloir « que journalistes, éditeurs et auteurs soient rémunérés équitablement pour leur travail ». Et « peu importe que celui-ci soit réalisé dans un studio ou dans un salon, diffusé hors ligne ou en ligne, publié via un photocopieur ou relié à un hyperlien sur Internet ».
Par ces quelques mots, se confirme la volonté pour l’institution de voir instauré en Europe un droit voisin d’une durée de vingt ans au profit de ces acteurs. L’idée n’est pas une surprise, elle avait déjà été dévoilée voilà quelques semaines avec la fuite de sa proposition de directive.
Pas de taxe sur les liens, mais un droit voisin et une rémunération
La Commission refuse cependant qu’on puisse parler d’une future « taxe » sur le lien Internet. Andrus Ansip, commissaire au marché numérique unique : « Les liens vers les articles ne seront pas taxés. Cela restera une liberté fondamentale » assure-t-il. Et son collègue Günther Oettinger d’insister : « à l’avenir le référencement continuera d’être libre sur Internet ». En somme, Google pourra continuer d’indexer, mais il existera un nouveau droit à rémunération pour le seul fait de rendre disponible des œuvres propriété des journalistes, éditeurs et auteurs. Nuance…
Quant à l’idée de voir Google réagir comme en Espagne, où le moteur avait décidé de ne plus référencer les titres de presse locaux, Andrus Ansip n’a aucune crainte : « une plateforme en ligne comme celle de Google peut tout à fait renoncer à un marché comme l’Espagne, beaucoup moins au marché européen. Par conséquent, ceux qui veulent offrir des contenus en ligne doivent respecter nos règles ».
La Commission a profité de ce discours pour publier le fameux texte en ébauche (PDF, anglais). Elle promet aussi de faciliter l’accès à des œuvres audiovisuelles via des plateformes de VoD dans tous les États membres, de même qu’une exception pédagogique plus musclée tout comme le text and data mining (fouille de données). « Nous souhaitons créer des règles d’accès aux contenus créatifs pour le monde de la recherche, des universités et des écoles » insiste le commissaire européen à l'Économie et à la société numérique.
Le droit d’auteur pour modifier la responsabilité des intermédiaires
Surtout, Bruxelles a confirmé sa volonté de voir aussi les plateformes comme YouTube astreintes à l’obligation de passer des accords de licence avec les titulaires de droits. L’angle d’attaque de la Commission est relativement fin : elle n’envisage pas de modifier le statut des intermédiaires, qui doivent rester neutres. La directive de 2000 qui traite cette question ne sera donc pas modifée. Cependant, et là est la subtilité, l’institution entend modifier les hypothèses où ces intermédiaires perdent cette qualité, avec à la clef une obligation de diligence sur les contenus stockés dans leurs serveurs. Un bel enfumage en somme !
Juridiquement, elle explique que ces règles ne concerneront pas les intermédiaires qui sont aujourd’hui considérés comme des hébergeurs, sauf s’ils quittent ce terrain parce qu’ils jouent un « rôle actif ». Une position conforme à la jurisprudence européenne. Or, au point 38 de la proposition, la Commission souligne qu’un intermédiaire aura un rôle actif, donc ne sera plus hébergeur, dès lors qu’il « optimise » la présentation des contenus envoyés par les internautes, ou bien en fait une « promotion » quelconque.
Ces petites précisions ne sont pas neutres : elles sont bien taillées pour aiguiller une modification du statut des hébergeurs dans les prétoires, afin de diminuer à la baisse le nombre d’heureux élus. Et pour cause, un intermédiaire qui n’est pas hébergeur sera plus directement responsable des contenus mis en ligne par des tiers.
La même proposition ajoute que ceux qui hébergent et fournissent un accès à une masse importante de contenus sous droit d’auteur devront prendre des mesures « appropriées et proportionnées » pour assurer la protection de ces contenus, notamment via des outils technologiques. « Nous souhaitons utiliser des outils de reconnaissance technique des contenus, a confirmé le commissaire Ansip en milieu d’après-midi. YouTube a investi des millions de dollars pour un tel instrument, mais des PME font la même chose pour quelques centaines de dollars par an ». Bref, pas d’inquiétude, tout ceci sera disponible et abordable même aux sociétés désargentées.
Pour EDRI, une menace sur les droits des utilisateurs et les prestataires
Une pluie de réactions s’est abattue quelques instants après l’officialisation de cette réforme européenne. Pour l’association EDRI (European Digital Rights), on ne pouvait pas imaginer pire scénario, taillé selon elle pour flatter les intérêts de quelques lobbyistes. « Le texte dévoilé aujourd’hui comprend la proposition de filtrer potentiellement tous les uploads vers Internet en Europe. Il menace les droits des utilisateurs, mais également la sécurité des prestataires d’hébergement ».
Et Joe McNamee, son directeur exécutif, d’ajouter : « Nous avons besoin d'une réforme du copyright pour préparer l'Europe au 21e siècle. Nous avons maintenant une proposition qui est un poison pour la liberté d'expression, un poison pour le commerce et un poison pour la créativité ». Il suggère aux citoyens, mais aussi au Parlement européen et aux différents États membres, de prendre le sujet sous le bras pour amender ou faire rejeter cette proposition. « Voulez-vous que Google filtre et supprime vos vidéos si vous incluez une musique ou une vidéo dans votre création ? Voulez-vous qu'il devienne presque impossible pour un hébergeur de survivre en Europe ? Souhaitez-vous que le droit de lier, aspect le plus fondamental pour le fonctionnement d’Internet, puisse être limité ? »
Une proposition « régressive » selon EuroISPA
EuroISPA, une association regroupant les principaux fournisseurs d’accès, n’est pas plus tendre lorsqu’elle dépeint une proposition « régressive », qui avance à reculons, « en secouant les fondements juridiques de l’économie numérique européenne, à savoir la responsabilité des intermédiaires sur le commerce électronique ».
Contrairement aux affirmations des commissaires, le projet ouvre selon elle la brèche à de nouvelles redevances (notamment sur les articles mis en ligne, et ce pour une durée de 20 ans...). L’association en profite pour regretter l’absence d’exception de panorama. Une exception que la Commission a préféré laisser dans les bras des États membres.
Une proposition « passéiste » estime la CCIA
Pour la CCIA, groupement qui représente les géants du Net, même topo. Maud Sacquet, directrice publique pour la zone Europe : « la Commission européenne nous avait promis un droit d’auteur plus moderne, plus européen. Au lieu et place, sa proposition est passéiste, au détriment des droits fondamentaux des internautes, de la créativité, de l’innovation et de la recherche ».
Sans l’ombre d’une hésitation, elle considère que la promesse faite par Bruxelles de ne pas rouvrir la directive e-commerce, sur la responsabilité des intermédiaires techniques, est cassée. « Cette proposition peut signifier que des milliers de sites deviennent responsables des actes répréhensibles commis par leurs utilisateurs, avec un effet dévastateur sur l’économie numérique ».
Quant au droit voisin pour les éditeurs de presse, pas de doute pour ce groupement : il va devenir plus difficile pour les utilisateurs de trouver des informations, et plus couteux pour les startups d’innover.
Même son de cloche enfin chez DigitalEurope, l’association ajoutant ses regrets de voir l’exception de text and data mining limitée aux seules institutions de recherche d’intérêt public.
La satisfaction du GESAC
Et quid du côté de l’univers culturel ? Le GESAC, qui représente 34 sociétés d’auteurs européennes, on salue qu’un tel « copyright package » de la Commission adresse un signal aux plateformes. Ces intermédiaires « font actuellement de larges profits grâce aux œuvres culturelles dont ils donnent accès. Or, peu ou aucun de ces flux reprennent le chemin vers les créateurs. Ce transfert de valeur leur porte gravement atteinte, met la créativité culturelle et la diversité en danger et créé un désavantage concurrentiel illégitime ».
L’insatisfaction de la SACD
Toujours dans le paysage culturel, notons néanmoins les grognements de la SACD laquelle ne veut pas entendre d’une quelconque remise en cause des exclusivités territoriales, « un acquis pour la culture européenne ».
Sur les autres pans de ce texte, « les mesures annoncées par la Commission, à savoir une obligation de transparence, des mécanismes d’ajustement des contrats et des dispositifs de résolutions des conflits entre auteurs et producteurs, seront notoirement insuffisants » considère cette société de gestion collective. La SACD plaide en particulier que soit instauré « un droit inaliénable à rémunération pour tous les auteurs européens afin que les créateurs puissent être assurés de pouvoir percevoir une juste rémunération pour l’exploitation de leurs œuvres partout en Europe, notamment sur les services en ligne ». Sur sa lancée, elle rêverait que soit introduite au plus haut de l'Europe, l’obligation d’exploitation qu’a amorcée la loi Création en France.