Dans un manifeste adressé à la Commission européenne, un groupe d'industriels et d'opérateurs télécoms européens promettent monts et merveilles sur la 5G, portée par la Commission européenne. En échange, il demande un relâchement de la régulation, avant tout sur la neutralité du Net.
Aujourd'hui, la consultation publique des régulateurs européens sur l'application de la neutralité du Net se termine. Ainsi se clôt plus d'un mois de débats autour du sujet, auquel a largement participé l'industrie télécom, bien au-delà du cadre de la consultation elle-même. Ainsi, le 7 juillet, un groupe d'équipementiers et opérateurs ont adressé à la Commission européenne un « manifeste pour un déploiement rapide de la 5G en Europe », qui ne demande rien de moins qu'une baisse des ambitions sur la neutralité.
Parmi les signataires, figurent la plupart des opérateurs historiques européens, dont le français Orange. Selon eux, les lignes directrices que veulent adopter les régulateurs européens sur la neutralité du Net mettent en péril l'arrivée de la 5G, décrite comme un eldorado technologique par la Commission européenne. Ces nouveaux réseaux, en plus de meilleurs débits, doivent soutenir la multiplication des objets connectés, de la montre à la voiture.
« Une amélioration fondamentale apportée par la 5G est la possibilité de proposer des tranches réseau virtuelles, offrant différentes capacités selon des besoins spécifiques » explique le manifeste. Cette technologie, portée par Ericsson, propose donc de différencier la qualité de service selon le secteur ou le service concerné. Une méthode qui pourrait contrevenir à la neutralité du Net, telle que définie par l'Union européenne. Les géants des télécoms européens attendent donc un détricotage des règles votées par l'Union, en passant par les lignes directrices du BEREC.
Des expérimentations nombreuses d'ici 2020
Dans leur missive, publiée par la Commission, les industriels savent manier la carotte et le bâton. Ils promettent ainsi d'investir largement dans le standard et les réseaux, notamment via de nombreuses expérimentations, avant le début de la commercialisation effective, espérée pour 2020. Avant 2018, les groupes télécoms préparent ainsi des expérimentations, indépendantes de la standardisation, via des consortiums formés dans différents pays européens. Leur but : prototyper les réseaux prouver leur intérêt technique et économique.
Vers 2018, au moment où le standard doit être quasi-finalisé et où les fréquences nécessaires à la 5G seront identifiées, les industriels s'attendent à ce que les acteurs du secteur s'accordent sur des spécifications d'essai (scénarios, interfaces...) proches du standard final, valables sur l'ensemble de l'Union européenne. « Ces essais visent à montrer une interopérabilité plus large et le support de cas d'usage verticaux, pour amener plus d'attention du public » affirme le manifeste.
D'ici 2020, les opérateurs visent le déploiement de la 5G dans au moins une ville de chaque pays européen. En échange, les institutions doivent laisser le champ libre aux opérateurs, et même les soutenir financièrement pour garantir la domination européenne sur ces technologies. Le bâton ne tarde pas à arriver.
Calendrier de standardisation de la 5G
Les industriels demandent législation et financements adaptés
Le groupe informel invite ainsi la Commission européenne et les États membres à vanter les avantages de la 5G, et à pousser une régulation propre à stimuler son déploiement et son usage, d'abord via les expérimentations et projets pilotes. La Commission est notamment appelée à harmoniser la régulation dans plusieurs secteurs (santé, énergie, véhicules autonomes...). Elle devrait également unifier l'usage des fréquences mobiles 700 MHz, 3,4 à 3,8 GHz et plus hautes (24 GHz et plus) dans l'ensemble des pays européens, d'ici 2020. Pour mémoire, celle-ci a déjà lancé le chantier pour les 700 MHz, justement en préparation de la 5G.
Cette régulation harmonisée doit être simplifiée, estiment les rédacteurs du manifeste. Ils appellent ainsi à la suppression de certaines taxes sur les infrastructures et à celle des régulations préexistantes quand possible, entre autres sur la fibre, bien entendu pour favoriser l'investissement. Dans le cas où des règles resteraient, ils demandent à privilégier les accords commerciaux de long terme à la régulation.
Le manifeste demande aussi que la Commission finance la recherche et des projets liés à la 5G, via un fonds pour des démonstrations à grande échelle (entre 500 millions et un milliard d'euros) et via un autre de capital risque pour les technologies et objets qui profitent de la 5G (pour un milliard d'euros).
Surtout, l'Union européenne doit laisser ses opérateurs libres de monétiser ces réseaux, pour les déployer rapidement. Coïncidence, le retour sur investissement sur la 5G passe par une technologie qui va à l'encontre de la neutralité du Net, telle qu'envisagée par les institutions européennes.
Des lignes directrices bien gênantes
Après 5 pages à expliquer l'importance de la 5G pour le futur de l'Union européenne, les industriels attaquent donc leur vraie cible : la neutralité du Net. « L'industrie télécom avertit que les lignes directrices actuelles sur la neutralité du Net, telles que proposées par le BEREC, créent des zones troubles importantes sur le retour sur investissement de la 5G » affirment les signataires. Sans modification du texte des régulateurs, les signataires estiment que les investissements pourraient être ralentis. Ils préviennent que l'industrie télécom pourrait devenir « frileuse ».
Pour rappel, les lignes directrices du groupement des régulateurs européens des télécoms, le BEREC, doivent guider ces régulateurs dans l'application de la neutralité du Net, adoptée l'an dernier par l'Union. Leur but est de préciser de nombreux éléments imprécis du texte européen, notamment sur les services spécialisés et le « zero rating » (l'exclusion d'un service du quota de données mobiles d'un client).
Les services spécialisés, qui excluent un service du flux Internet principal pour lui réserver son propre « tuyau », sont permis, mais avec quelques limites. Pour l'UE, il n'est pas question de permettre à un YouTube d'avoir sa file réservée pour être plus rapide qu'un Dailymotion. Il faut que le service en question nécessite réellement une qualité de service garantie, que ce soit en termes de débits ou de latence. Des usages comme la chirurgie à distance viennent par exemple en tête.
Pour les industriels, cette approche n'est que trop restrictive. « Les lignes directrices actuelles ignorent l'agilité fondamentale et la nature élastique du découpage des réseaux 5G en temps réel, en fonction de la demande des utilisateurs et applications » affirme leur manifeste. Et de citer des usages tels que « la conduite automatique, le contrôle des smart grid, la réalité virtuelle et les services de sécurité publique ». En clair, les services du futur demandent eux-mêmes une qualité de service différenciée. Les industriels des télécoms ne font qu'anticiper ces besoins. Merci à eux.
Le « network slicing » en question
Au cœur de leur approche, figure le « network slicing », le découpage en temps réel d'un réseau en tranches avec des qualités de service différenciées selon les usages. Comme expliqué, elle est fondamentale pour que la 5G apporte tous les fruits promis, affirme le groupe, qui en attend des retours financiers directs. Or, interdire les services spécialisés hors de cas spécifiques, comme l'envisagent l'Union et le BEREC, pourrait y mettre de sérieux bâtons dans les roues. Pour attaquer la non-discrimination des contenus, le groupe affirme donc que cette discrimination est nécessaire pour la 5G.

S'il n'est pas question de transiger sur la 5G, il faut donc céder sur la neutralité du Net. Pourtant, ce « network slicing » pourrait s'accorder à la neutralité des réseaux, selon plusieurs experts, cités par TelecomTV. Ce découpage pourrait notamment être géré dynamiquement par le réseau et les applications, éliminant le besoin de discrimination arbitraire de la part des opérateurs.
Au-delà de la question de la 5G, le groupe réaffirme un argument maintes fois entendu : « Il n'y a pas de justification pour imposer des obligations plus strictes sur les FAI que sur les autres fournisseurs de services numériques ». Les opérateurs estiment donc qu'un Orange ne doit pas avoir une régulation plus stricte qu'un Netflix. Une défense déjà largement entendue aux Etats-Unis, où les opérateurs ont attaqué les règles sur l'Internet ouvert, sans succès. Le régulateur, la FCC, avait battu en brèche cet argument, estimant que les opérateurs ont accès à l'ensemble de l'activité Internet du consommateur et contrôlent sa connexion, contrairement aux fournisseurs de services.
Un plan d'action 5G porté par la Commission
À l'annonce de la consultation publique du BEREC, début juin, les équipementiers et opérateurs se montraient déjà très opposés aux nouvelles règles. Plusieurs d'entre eux ont directement attaqué les membres du BEREC avec l'argument de la 5G, quand l'association européenne des opérateurs, l'ETNO, estimait qu'elle était un risque potentiel pour ces nouveaux réseaux mobiles.
Pour sa part, la Commission européenne rappelle que « la 5G est une technologie essentielle pour le marché unique numérique, permettant pleinement la numérisation de l'industrie ». L'idée est de participer au combat industriel mondial pour définir le standard. Les entreprises qui auront l'avance technique et commerciale la plus forte sur le sujet auront le plus à dire sur le standard, donc le maîtriseront mieux et pourront, possiblement, en tirer les plus grands fruits économiques.
Une perspective qui enchante donc la Commission, qui l'envisage comme un des moteurs de l'industrie technologique européenne dans les prochaines années, au point de multiplier les annonces autour de son développement et de sa commercialisation, qui devrait débuter au mieux en 2020. C'est entre autres passé par l'attribution des fréquences 700 MHz aux réseaux mobiles d'ici mi-2020, pour leur fournir des ondes basses. La France est d'ailleurs en avance sur le sujet, ayant attribué les fréquences de la TNT aux opérateurs en fin d'année dernière. Des enchères qui ont rapporté 2,8 milliards d'euros à l'Etat. La 4G est active sur cette bande depuis début avril, mais pour des zones bien précises. Il faudra attendre mi-2019 pour que cela soit le cas sur tout l'hexagone.
Dans son communiqué, la Commission européenne ne relève que les détails sur sa régulation et son plan d'action. Elle se garde bien de commenter publiquement les demandes de l'industrie sur la neutralité du Net, le sujet étant officiellement aux mains des régulateurs nationaux, au sein du BEREC. Le texte final du BEREC sur la neutralité doit arriver avant la fin août, ce qui laisse un mois pour que l'équilibre se mette en place.