Les producteurs de musique, représentés par le SNEP, ont vainement attaqué Microsoft et Google afin de faire la chasse au mot « Torrent » dans les résultats de leurs moteurs respectifs. Explications, jugements du 8 juillet 2016 à l’appui.
Non content de profiter des actions de la Hadopi sur les réseaux P2P, au frais du contribuable, le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) a tenté un joli coup pour purger les moteurs de recherches. Il a soutenu à la porte du tribunal de grande instance de Paris que le mot clé « Torrent » associé avec « Kendji Girac », « Shy’m » et « Christophe Willem » conduit à une majorité de résultats gorgés de contrefaçons des œuvres des artistes respectifs (60 à 89 % des 20 premiers résultats sur Google, 70 % sur Bing).
Il a donc réclamé (en la forme des référés) que Google et Bing soient astreints à un délicat et méticuleux nettoyage, à l’aide d’une mixture composée de javel et d’acide chlorhydrique. Et spécialement, qu’ils soient condamnés à prendre toute mesure permettant d’empêcher « sur leur service de moteur de recherche, quel qu’en soit le nom de domaine de premier niveau, en réponse à toute requête de recherche comprenant le nom de l’un des artistes précités tels que visés au présent dispositif, émanant d’internautes dans les départements français et collectivités uniques ainsi que dans les îles Wallis et Futuna, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, l’affichage de tous résultats contenant dans leur nom de domaine le terme « torrent » ».
Dans sa foulée, il souhaitait également que les deux moteurs aient à prendre « dans les mêmes conditions, toute mesure permettant d’exclure la prise en compte par le moteur de recherche du terme « torrent », utilisé comme mot clé, dès lors que ce mot-clé est associé, dans les requêtes de recherche des internautes, avec le nom de l’un des artistes précités ».
En clair, les producteurs ont espéré un filtrage des résultats pour tout nom de domaine ou contenu contenant le mot « Torrent » du moins lorsque le nom de l’un des trois artistes est présent dans la requête tapotée par l'internaute. Pour l’occasion, le SNEP s’est appuyé sur le fameux article L336-2 du Code de la propriété intellectuelle. Une disposition taillée pour leurs intérêts puisqu’elle permet aux ayants droit de réclamer auprès du juge toutes mesures destinées à « prévenir » ou « faire cesser » une atteinte à un droit de propriété intellectuelle ou un droit voisin en ligne auprès de n’importe quel acteur.
Seulement, les rois du microsillon se sont pris un mur.
Face à Google, aucun intérêt à agir
Dans son ordonnance de référé relative à Google (Inc. et France), le tribunal de grande instance de Paris a considéré que le syndicat n’avait pas intérêt à agir. Pourquoi ? Normalement, une telle action doit être fondée pour la défense de l’intérêt collectif des membres du syndicat.
Or, ici, le SNEP a trainé Google devant la justice uniquement pour la défense de trois artistes associés à trois de ses membres producteurs, « excluant de facto les autres artistes dépourvus d’activité récente ainsi que les 38 autres producteurs ». Cette problématique n’a pas été évoquée pour le cas de Bing, du coup le tribunal a utilement examiné les moyens plus au fond.
Face à Bing, la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel
Pour obtenir le nettoyage de Bing, les producteurs en avaient la certitude : « ces mesures ciblées sont proportionnées et efficaces et sont de nature à rendre plus difficiles les consultations non autorisées et à décourager les utilisateurs d’internet et qu’elles ne portent pas atteinte à la libre accessibilité des sites en question, ni à la libre accessibilité à d’autres contenus par ailleurs licites ».
Une analyse évidemment non partagée par Microsoft pour qui « les mesures sollicitées sont imprécises, disproportionnées et inefficaces au regard du but poursuivi, et seraient de nature à la contraindre à mettre en place un système de filtrage préventif » en contrariété - notamment - avec les normes européennes.
Pour trancher cette question, le TGI va se souvenir d’un point que les producteurs ont un peu négligé : la réserve d’interprétation qu’avait émise le Conseil constitutionnel lorsque, au moment de l’examen de la loi Hadopi, il avait eu à examiner ce L336-2. Le juge suprême avait en effet demandé aux juridictions « de ne prononcer, dans le respect de [la liberté d’expression], que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause ». Une réserve rendue impérieuse, les termes de la disposition étant extrêmement larges.
Le point le plus intéressant arrive puisque le TGI va du coup offrir un beau manuel d’utilisation de ce fameux article, terreau du filtrage en France.
La demande des producteurs est indéterminée et générale
Selon les juges, en théorie, la demande exprimée par le SNEP « doit concerner un contenu spécifique et identifiable ». En outre, « les mesures doivent être déterminées et proportionnées et spécifiques pour chaque site énuméré ». Enfin, « elles doivent être précises et nécessaires, efficaces et utiles ». Or, force est de constater que son appétit est bien trop glouton, loin de l’exigence chirurgicale constitutionnelle !
Sa demande est en effet indéterminée puisqu’elle vise aussi bien les phonogrammes actuels des trois artistes, que ceux produits dans le futur. Autre détail, elle est également « générale » puisqu’elle concerne non un site en particulier, mais tous les sites accessibles depuis les moteurs, soit un nombre incalculable !
Quand la justice explique au SNEP ce qu’est le « Torrent »
Pire, les juges reprochent au SNEP d’être parti du postulat qu’un site ayant « Torrent » dans son nom était par nature nauséabond, sans considération de la détermination même de son contenu. Le tribunal va du coup flinguer cette assimilation trop rapide : « le terme “Torrent” est (…) avant tout un nom commun, qui dispose d’une signification en langue française et en langue anglaise, mais également, désigne un protocole de communication neutre développé par la société Bittorrent ».
Bref, « les mesures sollicitées s’apparentent à une mesure de surveillance générale et sont susceptibles d’entraîner le blocage de sites licites ». Mieux encore, ces mesures « ne présentent pas l’efficacité alléguée et ne sont pas strictement nécessaires, car elles visent une pratique marginale, eu égard au nombre de requêtes sur le moteur de recherche Bing, comportant le nom d’un des trois artistes associés au terme “Torrent” et sont susceptibles d’être contournées par les internautes ».
Les demandes du SNEP ont donc été repoussées sans ménagement par le TGI de Paris. Avant de plier bagage, les producteurs devront se délester de 10 000 euros pour Microsoft et autant pour Google pour couvrir les dépens et les frais exposés.
Dernier détail : si le SNEP avait gagné, Google et Bing auraient été contraints de bloquer l'accès à toutes les pages de TorrentFreak où, dans les commentaires, quelqu'un aurait pris le pseudo de Shym ou parlé d'elle. De même, les producteurs auraient automatiquement obtenu le non-référencement de tous les articles de presse évoquant leur succès, dès lorsqu’ils auraient utilisé le terme « Torrent » dans le titre. Enfin, si Kendji Girac, Shy’m ou Christophe Willem avait eu le bon goût d'écrire une chanson intitulée « un torrent d'illusion », ou « je veux t'aimer d'amour dans un torrent de bonheur », leur titre aurait été évacué de Google et Bing, deux des principaux moteurs accessibles en France.