Alors que les nouveaux entrants se bousculent pour distribuer la presse en ligne, ePresse mise sur la transition des lecteurs papier vers le numérique pour faire gonfler le marché. Cela tout en préparant de nouvelles offres, dont du « quasi illimité » calqué sur les habitudes de consommation des abonnés.
Les abonnements numériques restent encore une part mineure des revenus des éditeurs de presse, qui doivent à la fois faire face à la chute de leurs revenus « classiques » et à la montée en puissance des bloqueurs de publicité. Ces derniers temps, les idées se multiplient donc pour convaincre les internautes de financer la presse, par exemple en supprimant la publicité et le tracking, ou en leur fournissant une sélection éditorialisée des meilleurs articles (voir notre analyse).
De l'autre côté, on trouve des acteurs comme SFR, qui misent sur une intégration des contenus à travers une large opération de convergence avec le monde des télécoms. L'opérateur propose ainsi désormais ses propres médias via son service SFR Presse, offert à ses clients fixe et mobile, pour élargir leur lectorat (avec une réduction de TVA et un peu de forcing au passage) et leur audience publicitaire.
Mais qu'en est-il pour des acteurs historiques de ce marché ? Après LeKiosk, nous sommes allés à la rencontre d'ePresse, qui est la propriété de Toutabo depuis juillet 2015. Avec 400 000 abonnés à des offres papier, le groupe compte les amener vers ses offres numériques pour se développer. « La transition [du papier vers le numérique] est beaucoup plus facile que d'essayer de convertir les gens directement au numérique. C'est le principe de mettre en place une offre mixte » nous déclare Jean-Frédéric Lambert, le PDG d'ePresse.
Pour arriver à ses fins, l'entreprise compte bientôt lancer de nouvelles offres, misant à la fois sur une plus grande consommation et une éditorialisation légère. Cela tout en préservant les intérêts des éditeurs, pour certains frileux devant le risque de perdre de la valeur avec des offres illimitées. Un point important pour ePresse, qui doit composer avec les intérêts de chacun pour amener plus de clients vers la presse numérique.
Fusionner les catalogues papier et numérique
Aujourd'hui, ePresse compte 500 titres (dont une moitié de quotidiens nationaux et régionaux), quand Toutabo en propose environ un millier (dont une majorité d'hebdomadaires et mensuels). « L'idée est de progressivement fusionner les deux catalogues » explique Jean-Frédéric Lambert qui a renégocié les contrats avec les éditeurs pour proposer une offre « plus généreuse ».
Tout au long de notre entretien, le PDG d'ePresse a martelé le mot d'ordre de l'entreprise : protéger les reversements aux éditeurs, nécessaires pour les convaincre de la qualité d'un modèle. Les négociations des nouvelles conditions ont d'ailleurs été facilitées par la nature d'ePresse.
Avant son rachat par Toutabo en juillet, il s'agissait d'un groupement d'intérêt économique (GIE) d'éditeurs de presse, lancé publiquement en 2011. Les repreneurs ont donc eu leur soutien au moment où ils ont pris le relai. « C'est une négociation qui s'est faite dans un cadre très consensuel. Ce sont les éditeurs qui ont expliqué aux éditeurs l'intérêt de l'opération, et qui ont mené pour notre compte le lancement de la renégociation... que nous avons du coup conclu sous leur égide » déclare Lambert.
Une offre calquée sur les usages des abonnés
Cette renégociation est la base d'offres qu'ePresse compte lancer au début de l'été. Un abonnement « quasi illimité », soit « une offre beaucoup plus généreuse » qu'actuellement, qui doit correspondre au maximum de ce que peuvent consommer les utilisateurs du service. L'offre doit ainsi excéder les 15 crédits (soit un maximum 15 journaux et magazines) pour 10 euros mensuels.
Au-delà de l'appui de grands noms de la presse, ce qui doit rassurer les éditeurs est l'approche statistique d'ePresse. « Nous avons les statistiques réelles de consommation » depuis la création du service, se targue l'entreprise. Un élément déterminant aurait été l'offre lancée avec Orange (pour 1 euro par mois au lieu de 10 euros). Cette expérience « nous a permis d'accélérer les stats de consommation que nous avons, pour voir ce qu'on pouvait reverser aux éditeurs et comment les gens consommaient ».
Si la société ne souhaite pas encore donner de détails, elle est donc censée être réaliste, à la fois pour les éditeurs et les abonnés. Elle est aussi un signe des temps, pour Jean-Frédéric Lambert, qui estime que l'expérience d'ePresse a fait mûrir les éditeurs de presse sur le sujet. « ePresse leur a permis d'être en prise directe avec la réalité de la commercialisation du numérique. Nous sommes arrivés à un moment où leur connaissance était meilleure, donc la discussion était plus facile » estime son repreneur.
Un modèle à construire progressivement
L'autre clé importante dans l'offre d'ePresse est son évolution. Pour son patron, si la société arrive à convaincre les éditeurs du bien-fondé de son abonnement « quasi illimité », c'est qu'elle a su préserver leurs intérêts économiques et éditoriaux pendant ses années d'activité. En clair, le système est rentable pour les médias et maintient l'intégrité de leur contenu, à chaque étape.
Une preuve par le temps, dont ne disposait pas Toutabo lors de sa première incursion dans le numérique en 2008. « C'était une offre qui était restée embryonnaire parce que le marché ne décollait pas. C'était impossible de faire bouger les éditeurs, parce qu'ils ne savaient pas dans quelle direction cela allait » se souvient Lambert, qui n'a pas été le seul à faire les frais de cette frilosité.
Il y a quelques années, LeKiosk avait lancé une offre tout illimité, « imposée » aux abonnés et aux éditeurs, pour prouver la viabilité de ce modèle... avant de rapidement se raviser. « Les éditeurs ont mis leur veto à une offre illimitée avec une exhaustivité plus forte » nous expliquait l'entreprise (voir notre entretien), qui mise toujours sur l'illimité pour se développer. « LeKiosk avait lancé son offre un peu de manière sauvage. [...] Comme le résultat n'était pas probant concernant les reversements aux éditeurs, ils ont mis le holà immédiatement » se souvient également ePresse.
Les initiatives plus récentes, comme FairPay et Newsily, peinent également à attirer les éditeurs à eux. Ceux-ci attendent toujours de voir un engouement avant de se lancer... l'éternel histoire de l'œuf et de la poule.
Des articles en bouquet, consultables à l'unité
En parallèle du « quasi illimité », ePresse s'intéresse à une autre approche : des bouquets d'articles fondés sur une même ligne éditoriale. C'est le moyen qu'a trouvé l'entreprise pour se rapprocher d'un achat à l'acte, tout en préservant les choix éditoriaux des médias. « Nous ne sommes pas des journalistes, nous n'avons pas vocation à l'être. On ne va pas prendre leur place » prévient son patron.
Avec son prestataire (miLibris), ePresse a développé « une technologie à l'article », qui permet de délinéariser un journal. Il indexe en ce moment l'ensemble de ses contenus, archives comprises. La question est donc de savoir comment exploiter cette possibilité, en préservant la ligne éditoriale des médias et les intérêts des éditeurs, avec lesquels ils sont toujours en négociation à ce sujet. L'offre devrait être proposée à la rentrée. Un lancement qui correspond, selon nos confrères de PresseNews, à l'ouverture de 10 % du capital de la société sur Alternext en espérant lever deux millions d'euros.
« Une réalité intéressante que mettent en avant les éditeurs. Ils considèrent que les gens lisent 10 % d'un magazine. L'effort commercial est pour commercialiser 10 % et le reste c'est gratuit » nous affirme Lambert, pour qui il peut aussi être possible d'offrir un magazine à partir d'un seuil d'articles acheté.
L'achat à l'article, comme le propose déjà Blendle, n'est pas la panacée selon l'entreprise française. Pour elle, il n'est pas question de vendre un article quelques centimes, les éditeurs s'inquiétant toujours pour leurs revenus et continuant de mener la danse.
Amener les lecteurs papier vers le numérique
Si Toutabo est peu prolixe dès qu'il s'agit de chiffres, la société se dit rentable sur l'année dernière, avec 10 millions de chiffre d'affaires. Cela alors que la concurrence s'intensifie de toutes parts, que ce soit par l'arrivée de SFR Presse, de nouveaux acteurs venus de France, de géants américains, ou la présence plus directe des offres numériques des médias eux-mêmes.
L'offre de SFR n'était pas une surprise pour ePresse, l'entreprise n'estime pas les offres numériques des grands médias comme un danger. « On se focalise sur les grands éditeurs, qui sont une trentaine. Nous travaillons avec plus de 300 éditeurs différents. Pour faire vivre tous ceux de taille moyenne, leur apporter une exposition correcte, il faut des gens comme nous » défend Lambert.
D'ailleurs, la multiplication des applications mobiles (une par titre ou éditeur) « s'est avérée ne pas être efficace » et aurait directement contribué à son succès, estime l'entreprise. On se souvient ainsi que Presse Non-Stop (Canard PC) avait décidé de se lancer dans des éditions numériques maison avant de se raviser et de distribuer ses magazines chez ePresse en 2014.
Au delà de nouvelles offres commerciales, le prochain objectif est de miser sur l'expérience de lecture. Comme nous l'indiquait LeKiosk, la lecture de PDF n'est pas viable sur smartphone. Tous proposent donc une lecture en mode texte. L'enjeu pour ePresse est surtout de convaincre les abonnés papier de passer au numérique, en intégrant le numérique aux offres papier (pour un surcoût faible), puis en proposant une meilleure expérience de lecture.
« La presse quotidienne tire le lectorat, parce que c'est facile à lire avec notre technologie » explique son patron. Surtout, « il y a un vrai marché qui existe aujourd'hui dans le papier. Ce sont de vrais lecteurs prêts à payer » poursuit-il. Pour référence, LeKiosk compte lui attirer des millions d'abonnés via son offre illimitée, sans passer par la case papier, mais en devenant un réflexe pour s'informer et se divertir.
Une suite mouvementée pour le secteur
Dans ce marché en mutation, des rapprochements sont attendus. « Oui, des choses vont bouger. Ce qui va arriver à LeKiosk est un grand point d'interrogation » estime son concurrent. Cela alors que LeKiosk se refuse à communiquer son chiffre d'affaires, même s'il indique qu'il a progressé de 60 % en 2015.
Les deux approches assez différentes des sociétés seront d'ailleurs intéressantes à analyser, ainsi que leur éventuel succès. Car, pour tous, l'objectif est le même : amener plus d'abonnés vers le numérique, en rassurant les médias à chaque étape. Si ePresse a des cartes importantes à jouer, notamment via sa base d'abonnés papier, la bataille risque bien d'être rude dans les prochains mois.
Pour la suite, ePresse estime que l'un des enjeux est celui la mondialisation du marché. « Un acteur indien numérise pour la planète entière. Cela vous montre qu'il y a bien des choses qui vont nous échapper et se réorganiser différemment » note son PDG. Alors qu'elle distribue actuellement des titres français et francophones, l'internationalisation pourrait donc rebattre les cartes. Et ce, sans parler de la montée en puissance des plateformes d'information poussées par les GAFA (Play Kiosque, Instant articles, Apple News, etc.).
En attendant, la société va donc lancer son offre « quasi illimitée » et des abonnements hybrides papier et numérique cet été. Cela avant de se lancer dans l'achat à l'acte à la rentrée, probablement via des bouquets d'articles liés éditorialement. Une approche prudente, qui fait écho aux contraintes négociées avec les éditeurs de presse, qui restent le principal frein affirmé des kiosques en ligne à leurs expérimentations.
Notre dossier sur les kiosques de presse en ligne :
- Presse en ligne : dans un marché mouvant, LeKiosk veut passer à l'illimité
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