« La Quadrature du Net sort de l’état d’urgence ». Par ce communiqué publié hier, l’initiative annonce un sérieux changement de cap dans sa stratégie. « On est en train de s’épuiser à quelque chose qui ne fonctionne pas » nous explique en ce sens Adrienne Charmet, la coordinatrice des campagnes à LQDN.
Dans votre communiqué, vous estimez avoir perdu du temps sur les différents dossiers suivis en France. Pourquoi ?
Ce n’est pas tant qu’on estime avoir perdu du temps, on refuse surtout d’en perdre davantage. On ne regrette absolument rien de ce qu’on a fait. En revanche, on a l’impression qu’il y a un vrai problème entre ce qui se passe dans les discussions avec les parlementaires ou les cabinets, et la réalité, ce qui est voté derrière. De notre côté, on passe beaucoup de temps à échanger avec les acteurs politiques, au sens large. Ils sont en demandes d’explications, nous écoutent, mais au final se dégonflent quand il s’agit d’aller voter. Très peu d’élus vont aller concrètement défendre ce qu’ils pensent. De même, au niveau des cabinets, il y a une très grande frilosité à aller défendre ces positionnements au sein des réunions interministérielles.
De notre côté, entre passer la moitié de notre temps à batailler pour faire changer une demi-phrase dans un amendement ou passer ce temps-là à réfléchir, écrire et former des gens, on choisit d’aller là où on est efficace.
Il n’y a qu’une Quadrature du Net en France. N’est-ce pas risqué de laisser ainsi le champ libre ?
D’un, ce serait un peu prétentieux de penser qu’on est les seuls à pouvoir faire quelque chose. De deux, est-ce que réellement quiconque est capable de faire quelque chose en ce moment au niveau du Parlement ?
Pour les questions culturelles et sécuritaires, on est face à un blocage systématique, une « hystérisation » du débat. Nous ne délaissons pas le champ politique, simplement, on va l’investir autrement. Cela ne nous empêchera pas de dire ce que l’on pense, mais en revanche, on ne peut pas mâcher systématiquement le travail pour rien. Si des acteurs politiques croient en ce que nous proposons, ils pourront s’en emparer pour le porter. Pour notre part, on ne passera plus notre temps à frapper à des portes qui ne veulent pas s’ouvrir.
Est-ce une forme de stratégie de l’électrochoc ? Pensez-vous vraiment que cela va marcher ?
Ce n’est pas du tout une stratégie de l’électrochoc, on n’a pas cette prétention-là. Nous ne sommes pas assez puissants pour dire cela. On espère simplement que cela va en faire réfléchir certains. Vraiment, notre réflexion est de se dire qu’on est en train de s’épuiser à quelque chose qui ne fonctionne pas.
Nous avons quand même au sein du monde des assistants parlementaires, notamment, des gens bien formés, convaincus, compétents. Eux sauront chercher l’information. Pour le reste, notre nécessité est vraiment d’agir là où on peut avoir plus d’impact. Et tant pis si plus personne n’écrit des amendements pour les parlementaires.
Vous allez donc faire moins de suivi législatif français. Peut-on en déduire que votre suivi européen va s’en trouver renforcé ?
En ce moment, nous travaillons sur la directive antiterroriste. On va continuer, car pour l’instant, notre jugement sur la politique européenne est potentiellement moins sévère même si la situation se dégrade à l’image de celle de la France. Tant que le paysage politique restera assez ouvert, on travaillera à ce niveau, en cherchant à agir à cette échelle en liaison avec les associations européennes qui nous ressemblent. Cela aura aussi une influence sur le niveau français. Je pense notamment ici au sujet des plateformes.
Sur ce sujet, la France est pourtant un merveilleux tremplin pour les réformes européennes. Pourquoi ne pas le traiter à sa source ?
Ce n’est pas ainsi qu’on le prend. Oui, la France est probablement en pointe dans la volonté de changement de statut des plateformes, en revanche, on sait que cela passera par des réglementations européennes. Cela ne veut pas dire qu’on ne va plus s’occuper de ce qui se passe en France. Ce n’est pas du tout cela.
Sur la partie législative, si on va se concentrer davantage sur le chapitre européen, sur la partie réflexion, on ne s’interdit pas du tout de travailler ce qui se passe dans notre pays. Typiquement, sur la question des plateformes, on sait qu’il s’agit d’un sujet crucial, mais, avant de pouvoir proposer des orientations, on a besoin de travailler ce thème. Avant, nous manquions de temps, occupés à faire des batailles de demi-virgules dans les amendements.
Concrètement ?
Concrètement, on a besoin de renforcer notre doctrine. Le terme est très religieux ou militaire, mais c’est un peu ça : on doit prendre du temps pour soit réactualiser soit enrichir des réflexions déjà en cours.
Pour donner un exemple très simple, on est à peu près tous d’accord entre nous à la Quadrature sur la nécessité du droit au chiffrement. Si on a pris de nombreuses positions publiques sur l’affaire Apple-FBI, en revanche, on n’a jamais eu le temps d’écrire, présenter d’argumenter une proposition nourrie qui soit un « truc » qui reste et sur lequel on pourra s’appuyer. En ce sens, nous avons besoin d’expertises techniques, policières, économiques. Une autre question sur laquelle on veut se pencher depuis longtemps, le Big Data, dans tout ce qui touche à la vie privée et au profilage.
Pour revenir encore une fois sur le sujet des plateformes, un petit exemple : systématiquement, quand on aborde le sujet des GAFA, on bute sur la question de la fiscalité. Ce n’est pas notre domaine, et cela ne le sera pas, en revanche on a donc besoin d’un éclairage extérieur, car ce sujet connexe nous est systématiquement opposé. On n’a pas la science infuse, cela suppose des compétences qu’on n’a pas nécessairement en interne. Une part de notre travail va donc être orientée vers l’écoute des autres. On ne va pas devenir des girouettes, mais on sera plus nourris par ces réflexions extérieures que ce qu’on a fait jusqu’à présent.
Ne craignez-vous pas que ce changement de cap influence vos ressources financières, lesquelles reposent sur le don ?
C’est pour cela que nous essayons de nous appuyer sur deux jambes. La partie réflexion, qui ne se fera pas dans une chambre fermée. On va écrire plus, davantage se tourner vers le public en déclinant nos publications, avec des écrits, des vidéos, des graphiques à plusieurs niveaux de compréhension. La deuxième jambe est la sensibilisation. On a entamé un travail de décentralisation de nos actions depuis deux ans. Nous voulons l’approfondir, avoir plus de bénévoles capables de prendre la parole au nom de la Quadrature, d’aller faire des conférences, des ateliers, former des gens, expliquer ce qu’est la question des données personnelles, la liberté d’expression à l’ère du numérique, etc. On ne veut pas se couper de notre public !
La question des finances est effectivement un des points qui nous met dans une situation de challenge, on va dire. J’espère que les donateurs nous suivront sur cette voie-là. Et de toute façon, on n’a pas l’intention de devenir invisible. On continuera à nourrir le débat public, mais autrement.
Mais que recommandez-vous aux internautes qui s’appuyaient sur la Quadrature pour avoir ce suivi législatif ?
Beaucoup se sont mis à faire ce suivi législatif eux-mêmes, y compris sur des lois qui ne sont pas dans le spectre de la « Quadrature ». C’est une bonne chose. Des outils, des méthodes commencent à essaimer ailleurs, je pense en particulier aux appels aux parlementaires. On est très content que cela soit sorti de la « tutelle » de la Quadrature.
Encore une fois, cela ne veut pas dire qu’on n’a plus rien à dire. Il n’y a aucune raison que l’on arrête complètement d’expliquer comment fonctionne, par exemple un règlement européen, une loi française, les navettes, la CMP, etc. Pour le reste, à nous de nourrir et d’éclairer autrement. Je pense aussi qu’il y a une certaine presse qui fait très bien son travail là-dessus et encore une fois, des internautes s’y sont mis d’eux-mêmes : il y a des lois sur lesquelles je vois le même type de suivi ce que nous on a pu faire. Et c’est une très bonne chose.
Merci Adrienne Charmet