Après des semaines de débats et tergiversations, le projet de loi Travail a été présenté hier en Conseil des ministres. Next INpact vous propose aujourd’hui un passage en revue de son volet « numérique », assez fourni : droit à la déconnexion, dématérialisation des bulletins de paie, encadrement du télétravail, etc.
Finalement composé de 52 articles, le texte porté par Myriam El Khomri a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale en attendant son examen par les députés. Alors que les débats promettent d’être expédiés à vitesse grand V, et ce face à l’opposition de « frondeurs » qui plaident notamment pour une meilleure reconnaissance des cas de « burn-out », nous nous sommes penchés sur ses principales mesures touchant aux nouvelles technologies.
Vers un « droit à la déconnexion » des salariés (à géométrie variable)
Le projet de loi Travail introduit tout d’abord un « droit à la déconnexion », dont les modalités d’exercice seront définies au sein de chaque entreprise – exactement comme le préconisait le rapport Mettling. À partir de 2018, dans le cadre des négociations annuelles relatives à la qualité de vie au travail, les parties devront discuter de « l’utilisation des outils numériques » des salariés, « en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés » de ceux-ci. Différentes pistes pourront alors être mises sur la table : blocage des emails durant certaines plages horaires, engagements mutuels de la part des employés et de leurs supérieurs, etc.
À défaut d’accord, précise le texte, c’est à l’employeur qu’il reviendra de définir seul ces modalités. Autant dire que cette position de force risque de peser lourd lors des négociations...
Le cadre sera néanmoins un peu plus strict pour les entreprises de trois cents salariés ou plus. Les modalités d’exercice du droit à la déconnexion devront effectivement y faire l’objet « d’une charte élaborée après avis du comité d’entreprise ou à défaut, des délégués du personnel, qui prévoit notamment la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à l’usage des outils numériques ».
Dans son étude d’impact, le gouvernement soutient qu’il s’agit d’une avancée sociale majeure : « Chaque entreprise devra ainsi réfléchir en fonction de son organisation à l’impact de ces outils sur son mode de fonctionnement, sur son mode de management, sur son mode de production. La prise en compte de la parole des salariés sur ces questions peut permettre de développer le « bien faire son travail » et minorer les phénomènes de stress au travail ou d’épuisement professionnel dont les outils modernes ne sont pas toujours la cause mais dont ils peuvent être des amplificateurs importants. »
Le « compte personnel d’activité » accessible sur Internet dès l'année prochaine
À partir du 1er janvier 2017, un compte personnel d’activité (CPA) sera ouvert pour chaque personne âgée d’au moins 16 ans et relevant d’une des situations suivantes : salarié, chercheur d’emploi, accompagné dans le cadre d’un projet d’orientation et d’insertion professionnelles, handicapé accueilli dans un centre d’aide par le travail – de type ESAT. À titre dérogatoire, un CPA pourra être créé pour les jeunes de 15 ans qui signent un contrat d’apprentissage. Le compte sera dans tous les cas fermé dès que son titulaire pourra faire valoir l’ensemble de ses droits à la retraite.
Via un « service en ligne gratuit », il sera ainsi possible de prendre connaissance de ses droits et de les utiliser. Pour l’instant, l’article 21 du projet de loi Travail prévoit que le CPA sera constitué :
- Du « compte personnel de formation », qui permet depuis 2015 de jouir de ses droits à la formation – même en cas de changement d’employeur.
- Du « compte personnel de prévention de la pénibilité », qui sert depuis l'année dernière à faire valoir ses droits lorsqu’on travaille dans des conditions particulièrement difficiles (départ anticipé à la retraite, passage à un temps partiel sans perte de salaire...).
- Du « compte engagement citoyen », un nouveau dispositif qui recensera « les activités bénévoles ou de volontariat » (service civique, réserve militaire, certaines activités associatives...), desquelles découleront des droits à la formation notamment.
Le CPA permettra en outre d’accéder à « une plateforme de services en ligne » fournissant au titulaire du compte « une information sur ses droits sociaux » ainsi qu’un « accès à des services utiles à la sécurisation des parcours professionnels ». L’internaute pourra surtout profiter d’un « service de conservation de ses bulletins de paie, lorsqu’ils ont été transmis par l’employeur sous forme électronique » – autre sujet abordé par le projet de loi El Khomri, et sur lequel nous revenons un peu plus bas.
L’ensemble de ce dispositif technique devra être précisé ultérieurement par décret en Conseil d’État, pris après avis de la CNIL, mais le gouvernement explique dans son étude d’impact que l’objectif est de mettre sur pied un véritable « espace personnel, interfacé avec le CPA proprement dit comme avec l’ensemble de la sécurité sociale, permettant de donner à l'utilisateur une vision panoramique des informations sur sa carrière professionnelle et de ses droits sociaux en matière de retraite, santé, etc., de lui délivrer des alertes ou messages personnalisés, de l'aider dans certains événements ou démarches complexes ».
Pour les travailleurs indépendants, les membres des professions libérales ou non salariées, les conjoints collaborateurs... des dispositions transitoires ont été prévues – en vue d’un déploiement du CPA au 1er janvier 2018. Pour les agents publics, et notamment pour les fonctionnaires, le gouvernement demande à être habilité à légiférer par voie d’ordonnance. Celle-ci devra être prise dans les neufs mois suivant la promulgation de la loi Travail et « sera précédée d’une négociation avec les organisations syndicales de fonctionnaires ».
Une concertation pour relancer le télétravail
Afin de « relancer le développement du télétravail dans notre pays », l’article 26 du projet de loi El Khomri invite les partenaires sociaux à revoir son encadrement avant le 1er octobre 2016. Un accord national interprofessionnel de 2005 et une loi de 2012 fixent d’ores et déjà de grandes lignes, mais le gouvernement souhaite encourager davantage ce mode d’organisation du travail permis par l’essor des nouvelles technologies, en prenant notamment en compte le « nomadisme » (co-working, etc.). « Il conviendrait que soient déterminés les éléments essentiels de son organisation et notamment, son champ d’application, les conditions d’entrée et de sortie du dispositif, l’aménagement et le suivi de la charge et du temps de travail, la formation et la gestion des carrières, la protection de la santé et de la sécurité des salariés, les outils et matériels nécessaires à l’exécution du travail, la préservation de la vie privée » détaille l’exécutif dans son étude d’impact.
Autre point à évoquer dans le cadre de cette concertation : le « droit à la déconnexion » des salariés qui travaillent hors des locaux de leur entreprise. « Les partenaires sociaux doivent se saisir à nouveau de ce sujet pour favoriser les bonnes pratiques, réguler celles qui le sont moins, s’accorder sur des éléments de prospective à même d’accompagner la transformation numérique, permettre des expérimentations », ajoute le gouvernement.
Pourquoi ne pas légiférer directement ? « Définir au niveau de la loi un cadre unique du télétravail et du travail à distance n’aurait pas permis de tenir compte de la diversité des situations vécues dans les entreprises par les salariés comme les employeurs dans l’organisation collective du travail, au niveau d’une équipe » explique l’exécutif.
Des bulletins de paie dématérialisés « par principe »
« Autorisé légalement depuis 2009, le bulletin paie dématérialisé peine à s’imposer », constate le gouvernement. Le taux de dématérialisation serait en effet de 15 % en France, contre 95 % en Allemagne ou 73 % en Grande Bretagne. L’exécutif souhaite ainsi accélérer le mouvement en « invers[ant] la règle d’option et [en faisant] du bulletin de paie électronique la solution de droit commun, tout en permettant au salarié de demander le maintien ou le retour à une diffusion en format papier de son bulletin de paie ». Le travailleur qui ne s’opposerait pas à recevoir sa fiche de paie par voie électronique pourra par ailleurs demander à ce que celle-ci soit déposée dans son compte personnel d’activité, comme nous l’évoquions précédemment.
Cette nouvelle règle devrait ainsi entrer en vigueur en même temps que le CPA, c’est-à-dire au 1er janvier 2017.
Outre les économies de papier à attendre d'une telle réforme, le gouvernement affirme que les entreprises pourront profiter d’une « accélération des flux », de « la diminution des coûts de traitement, (...) des frais d’envoi et [de] la suppression d’une partie des surfaces de stockage ». Les gains pourraient ainsi être de 10 à 32 centimes par bulletin de paie dématérialisé. La copie du gouvernement se révèle cependant muette sur le format de ces fichiers, précisant simplement qu’ils devront être communiqués aux salariés « dans des conditions de nature à garantir l’intégrité, la disponibilité et la confidentialité des données ». Or l'envoi de simples scans risque de limiter les bénéfices d'une dématérialisation.
Outils numériques et revendications syndicales
L’article 27 du projet de loi vient dépoussiérer les règles applicables à la diffusion de communications syndicales par voie électronique, dont les modalités sont aujourd’hui régies au cas par cas par accord d’entreprise. À défaut de compromis, les organisations de défense des salariés pourront désormais passer outre l’opposition de l’employeur – à condition de respecter certaines conditions assez strictes. L’objectif est notamment de permettre aux syndicats d’envoyer des emails à l’ensemble du personnel, avec une option de désinscription.
Le texte encourage d’autre part « le recours au vote électronique pour les élections professionnelles, en permettant que l’employeur puisse mettre en œuvre le vote électronique en l’absence d’accord » dans les entreprises de plus de 10 salariés.
Des débats parlementaires qui promettent d'être nourris
Aucune disposition n’a finalement été intégrée à propos des travailleurs utilisant des plateformes collaboratives (contrairement à ce qui figurait dans l'avant-projet de loi), mais cette question pourrait revenir sur le devant de la scène par voie d’amendement parlementaire. Il en ira probablement de même pour la reconnaissance du syndrome d'épuisement professionnel, ou « burn-out ».
Rappelons quoi qu’il en soit que le gouvernement espérait que le texte soit examiné en première lecture à l’Assemblée nationale début avril puis en mai au Sénat, afin d’arriver à une adoption définitive avant l’été.