La curieuse opposition du gouvernement au dépôt légal des ebooks

Après les exégètes amateurs, les mesures superfétatoires
Droit 6 min
La curieuse opposition du gouvernement au dépôt légal des ebooks
Crédits : Artem Gorokhov/iStock/Thinkstock

Comme le souhaitait le gouvernement, la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale a dézingué hier l’amendement sénatorial qui aurait contraint les éditeurs de livres numériques à transmettre à la BNF un fichier de leurs ebooks, au titre du dépôt légal. L’argumentation déployée par la ministre de la Culture a cependant frisé la mauvaise foi.

Le dépôt légal des livres numériques, un « cas particulier »

Alors que la plupart des œuvres intellectuelles (films, albums, logiciels...) sont aujourd’hui soumises à ce qu’on appelle le dépôt légal, les livres numériques font figure de « cas particulier » – dixit la Bibliothèque nationale de France, en charge de cette mission destinée à assurer la conservation du patrimoine national. Si les éditeurs de DVD ou de livres ont l’obligation de transmettre gratuitement un exemplaire de leurs œuvres à l’établissement public, le professionnel qui commercialise des ebooks n’a quant à lui « aucune démarche active » à effectuer auprès de la BNF.

Et pour cause. Les robots moissonneurs de l’institution, qui archivent le « web français » au titre du dépôt légal, récupèrent par la même occasion les livres numériques disponibles sur la Toile. Sauf que l’on imagine facilement que les choses doivent sérieusement se corser dès lors que certains ouvrages sont payants et/ou protégés par des DRM – ce qui est le cas d'un très grand nombre d'ebooks...

Profitant de l’examen du projet de loi Création, les sénateurs écologistes ont ainsi victorieusement défendu le 11 février dernier – et contre l’avis du gouvernement – un amendement destiné à combler cet angle mort. Celui-ci impose aux éditeurs de procéder « à la transmission d’un fichier » pour chaque ebook (à l’image des copies qu’ils doivent aujourd’hui envoyer à la BNF pour les livres traditionnels). L’exécutif n’entend toutefois pas laisser passer ces dispositions.

L'argumentaire peu convaincant du gouvernement

En vue des débats en seconde lecture à l’Assemblée nationale, le gouvernement a déposé un amendement de suppression, débattu hier en commission des affaires culturelles. Les yeux rivés sur ses fiches, la nouvelle ministre de la Culture a soutenu mordicus que le dépôt légal des livres numériques était « déjà assuré » par l’article L 131-2 du Code du patrimoine, qui soumet effectivement au principe du dépôt les « écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l'objet d'une communication au public par voie électronique ».

Pourquoi cela frise la mauvaise foi, voire le mensonge ? Parce que comme l’explique noir sur blanc la BNF, « à ce jour, il n'y a pas de dépôt à l'unité des publications numériques en ligne ou téléchargeables, leur collecte passe par le site web qui les diffuse ». Cela signifie que le dispositif actuel demeure incomplet – au moins le temps que les robots moissonneurs de l’établissement public récupèrent un ebook récemment mis en ligne. Ce qui peut prendre plusieurs mois, l’article R132-23-1 du Code du patrimoine précisant que les collectes ont lieu « au moins une fois par an ». Il faut de surcroît que la BNF s’accorde avec chaque éditeur pour avoir accès à ses titres normalement payants...

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Crédits : Assemblée nationale

Audrey Azoulay a ensuite déclaré que la BNF maîtrisait aujourd’hui « les formats collectés, ce que ne permettrait pas un dépôt légal des livres numériques laissé à la seule initiative des déposants ». À nouveau, l’argument s’avère pour le moins discutable : rien dans les textes actuels n’impose aux éditeurs un certain format. Pourquoi donc les dispositions sénatoriales, qui n’évoquent pas cet aspect, changeraient-elles forcément quelque chose sur ce terrain ?

La locataire de la Rue de Valois a quoi qu’il en soit conclu son propos en affirmant que « l'instauration d’un dépôt légal spécifique aux livres numériques, tel qu’introduit par le Sénat », lui semblait « superfétatoire et peut-être contreproductif, puisque cette disposition crée pour le livre un régime ou une forme de prééminence inutile, et serait susceptible surtout de réduire la portée du principe général du dépôt ».

« Franchement, désolé. Je bloque ! »

Jugeant la ministre « convaincante », le rapporteur du projet de loi Création, Patrick Bloche, a donné un avis favorable à l’amendement gouvernemental.

Le député Lionel Tardy (Les Républicains) n’a toutefois pas partagé cet avis. « Je suis étonné par cet amendement du gouvernement et par l'argumentation qu'il développe. Le dispositif proposé ne vient pas se substituer au dépôt légal obligatoire actuel, il vient seulement ajouter un maillon manquant pour les livres numériques, puisque la BNF elle-même explique que les livres numériques sont un « cas particulier » dans la mesure où les éditeurs n'ont aucune démarche active à effectuer. » L’élu a été rejoint par l’écologiste Isabelle Attard : « Il ne faut pas que ce soit une possibilité, un choix, une option... Il est tout à fait normal et évident pour tous – je crois – que quel que soit le format, le support d'un livre, il y ait un dépôt légal. J'ai beaucoup de mal à comprendre l'argumentation de la ministre en la matière... Franchement, désolé. Je bloque ! »

Audrey Azoulay en a donc remis une couche : « L'instauration de ce dépôt légal est déjà prévue en réalité, donc le dispositif serait redondant. Par ailleurs, il fait perdre un élément de maîtrise dans le dispositif déjà existant, qui est celui des modalités de collecte. Donc on réécrit quelque chose qui existe déjà en faisant perdre la maîtrise par ceux qui reçoivent le dépôt légal. »

Cette fois-ci, on peut affirmer qu’il s’agit d’une erreur de la ministre. Les dispositions écologistes ne réécrivent absolument pas la loi en vigueur, mais viennent simplement préciser que « pour les livres édités sous forme numérique, [les éditeurs seraient astreints] à la transmission d’un fichier »... « C'est faux, nous confirme d'ailleurs le juriste et bibliothécaire Lionel Maurel, par ailleurs membre de La Quadrature du Net, vu que le dépôt légal du Web ne permet pas de récupérer les fichiers des ebooks commercialisés. »

Une fragilisation à terme du dépôt légal

Le collectif SavoirsCom1 a par ailleurs publié mardi un communiqué pour dénoncer la position du gouvernement et demander aux députés de tenir tête à l'exécutif : « Dans l’état actuel des choses, l’assurance d’une conservation pérenne de l’ensemble des livres publiés en France sous forme numérique n’est plus garantie à long terme. Les éditeurs peuvent certes décider de transmettre leurs fichiers à la BNF et les services de la BNF ont conduit des expérimentations avec plusieurs e-distribueurs en ce sens. Mais ce dépôt direct des fichiers ne présente plus qu’un caractère facultatif, là où il s’agissait d’une obligation auparavant, imposée par voie légale au nom de l’intérêt général. » Pour ces militants de la libre dissémination des connaissances, on assiste ainsi « à une régression et à une fragilisation du socle juridique sur lequel repose l’action de la bibliothèque dans l’environnement numérique ».

Contactée, la BNF nous expliqué qu’elle ne souhaitait pas s’exprimer sur le sujet pour le moment.

Les débats devraient quoi qu'il en soit reprendre en séance publique la semaine prochaine, le projet de loi Création étant à l’ordre du jour de lundi à mercredi. Il est probable que certains députés tentent de réintroduire ces dispositions par voie d'amendement.

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