Cet amendement des sénateurs socialistes va-t-il provoquer le big bang de la redevance copie privée ? Derrière son apparence indolore, il ouvre en effet la brèche au cloud. Plusieurs sénateurs veulent néanmoins colmater la plaie.
Dans le cadre du projet de loi Création discuté en séance la semaine prochaine, cet amendement avait été adopté en commission de la Culture sans l’ombre d’une difficulté. Suivi de très près par la Rue de Valois, il propose tout simplement de revoir le champ d’application de la redevance copie privée.
Un tel chantier n’est pas neutre. C’est même une révolution en cette matière qui rapporte chaque année plus de 230 millions d’euros aux ayants droit. Un niveau plaçant la France au deuxième rang des pays les plus généreux avec leurs intérêts. Stratégiquement, on n’envisage pas un instant que les sociétés de gestion collective aient pu laisser passer une telle disposition sans l’espoir de flux encore plus dorés ou avec la crainte d’un régime de minceur.
Quels sont donc les espoirs attendus ? Nous avons déjà évoqué ces fameuses dispositions. Revenons donc dessus, plus en détail, leur richesse se révélant jour après jour. Pour faire simple, le sénateur David Assouline et ses collègues socialistes proposent de remplacer la définition de l’exception copie privée dans le code de la propriété intellectuelle.
Celle-ci :
« Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective (…) » (article 122-5)
Deviendrait celle-là :
« Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite, strictement réservées à l’usage privé d’une personne physique et non destinées à une utilisation collective, lorsque ces copies ou reproductions sont réalisées par cette personne physique au moyen d’un matériel de reproduction dont elle a la garde »
« Lorsque l'oeuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite, strictement réservées à l’usage privé d’une personne physique et non destinées à une utilisation collective lorsque ces copies ou reproductions sont réalisées par le biais d’un service de communication au public en ligne fournissant à cette personne physique, par voie d’accès à distance ou sur ses terminaux personnels, la reproduction d’une œuvre à partir de la diffusion d’un programme d’un service linéaire de radio ou de télévision édité ou distribué par ce service, sous réserve que cette reproduction soit demandée par cette personne physique avant la diffusion de ce programme ou au cours de celle-ci pour la partie restante. »
Comme cela a été dit dans nos colonnes, le point 2 est taillé pour des services en ligne comme la future plateforme Molotov.tv de Pierre Lescure, ou les prochains services de cloud des fournisseurs d’accès tel Orange. Aujourd’hui, la redevance frappe la capacité de stockage des supports. Avec le point 2, elle est étendue aux capacités de stockage en ligne.
Protéger le business model des nPVR
Tout le cloud n’est pas visé ici : seuls sont concernés les services qui permettent d’enregistrer à distance les flux audiovisuel ou radio, via des magnétoscopes en ligne ou nPVR (Network Personnal Video Recorder). Lorsque l’utilisateur programmera l’enregistrement d’une émission, d’un film à venir, le fichier consécutif sera stocké dans les infrastructures cloud du prestataire. L’espace occupé sera considéré comme de la copie privée et soumis à la redevance du même nom, en fonction de sa superficie et du nombre d’utilisateurs. C’est enfin la Commission copie privée, où les ayants droit sont en surnombre, qui sera chargée d’en établir le barème.
Si on pose les éléments sur la table, comprenons que c’est certes le distributeur qui paiera la dîme, mais il pourra évidemment refacturer la douloureuse sur les épaules du consommateur. L’intérêt est donc là : plutôt que négocier ces fonctionnalités d’enregistrement avec les titulaires de droits des flux TV et radio, ces distributeurs s’abriteront derrière l’exception copie privée pour proposer ces outils aux abonnés. C’est ainsi l’assurance de marge plus confortable où le titulaire de droits n’aura pas son mot à dire.
Un accord entre des industriels et des ayants droit, sans consommateur
Le mardi 26 janvier, en commission de la Culture, le sénateur Leleux, rapporteur du projet de loi sur la Création, a affirmé que cet amendement « a fait l'objet d'un accord récent entre industriels et ayants droit, à l'issue de longues négociations ». Et celui-ci d’émettre un avis favorable à son adoption, qui n’a posé aucun souci. Le texte sera ainsi débattu la semaine prochaine en séance.
On remarque plusieurs choses : d’une part, cet accord « entre industriels et ayants droit » tait le nom des principaux concernés. Depuis pourtant, de nombreux autres industriels, même des télécoms, non informés de cette disposition, s’en inquiètent. D’autre part, les principaux concernés, les consommateurs, n’ont visiblement pas eu droit au chapitre, alors qu’ils siègent en commission copie privée.
Cette disposition, qui n’a été précédée d’aucune étude d’impact sur ses conséquences économiques, a été justifiée en ce sens dans le rapport du sénateur Leleux :
« L’application de l’exception pour copie privée dans le nuage suppose, en premier lieu, de revoir la jurisprudence dite « Rannou-Graphie » de la Cour de cassation du 7 mars 1984. Celle-ci subordonne en effet l’application du régime de la copie privée à une identité de personnes entre celui qui réalise la copie et le bénéficiaire de la copie réalisée. Or, dans le nuage, le prestataire de services est le détenteur du matériel de copie, ce qui tend à écarter la possibilité de copies privées, par l’utilisateur, dans le nuage. Le présent article additionnel adopté par votre commission à l’initiative de David Assouline et des membres du groupe socialiste (COM-5), précise donc que l’intervention d’un tiers dans l’acte de copie n’interdit pas de considérer que ces copies puissent être qualifiées de copie privée. »
La tête dans les nuages
Tel est surtout l’objet poursuivi par le premier point de l’amendement : plutôt que de s’appuyer sur l’acquisition d’un appareil de stockage comme aujourd’hui, la redevance copie privée devra être à l’avenir, conditionnée par la notion de « garde ».
Cette expression n’est pas sans conséquence. Il y aura copie privée, dès lors qu’une personne physique réalise une copie « au moyen d’un matériel de reproduction dont elle a la garde ». Issue du droit civil, elle suppose que la personne physique possède le contrôle, l’usage et la destination d’une chose (ici un matériel de reproduction). Et si elle occasionne un dommage (ici la réalisation d’une copie privée, sans l’autorisation des ayants droit), alors la redevance sera justifiée.
Ceci posé, le sénateur Leleux affirme avoir « identifié, en second lieu, les services de l’informatique dans les nuages qui devraient relever du champ de l’exception pour copie privée ». Une telle présentation peut faire croire que le point 2 (nPVR) est intimement lié et donc justifié par le point 1 (garde). En réalité, au point 2, l’utilisateur a tout sauf la garde du service en ligne ! Certes, il programme un enregistrement d’un flux à venir, diffusé par ce dernier, mais c’est bien le site qui est en capacité d’éviter le dommage, ici la copie privée, c’est lui qui possède les infrastructures, a passé un accord avec les chaînes de TV et radios, etc.
Consommateur, prends garde
Quelle est alors l’utilité exacte de s’appuyer sur cette notion de garde ? Qu’est-ce qui va changer concrètement ? Reprenons le point 1) : avec une redéfinition de l’exception pour copie privée, devront être assujettis toutes les copies réalisées par un consommateur via un matériel dont il a la « garde » (Il faudra redevance « lorsque ces copies ou reproductions sont réalisées par cette personne physique au moyen d’un matériel de reproduction dont elle a la garde. »)
Dès lors qu’il y aura copie au moyen d’un matériel placé entre les mains d’une personne physique, que ce soit un ordinateur, une tablette, un smartphone, etc. la redevance s’imposera.
Consécutivement, le lieu où se situera la zone de stockage ne sera finalement qu’accessoire et périmétrique. Potentiellement, donc, le point 1) permet une application de la redevance dans le cloud pour tout support sur lesquels des copies privées peuvent être stockées, dès lors que cette copie a été orchestrée à partir d’un matériel détenu par une personne physique. Ses potentialités, mal exprimées lors des débats en commission, sont donc immenses.
Les acteurs du Net pourraient être rassurés que le champ d’application de la redevance frappe toujours les seuls fabricants, importateurs ou personnes qui réalisent des acquisitions intracommunautaires à partir des « supports » d’enregistrement « utilisables pour la reproduction à usage privé d'œuvres » (L311-4 CPI). Si un serveur de stockage est bien un « support », est-ce le cas d’un service en ligne ? Une certitude, avec cet amendement, le principe d’assujettissement du cloud est acté. IL ne faudra qu’une toute petite modification interprétative pour que les vannes soient ouvertes.
Déjà des amendements de suppression
Certains sénateurs ont visiblement flairé le loup. Si Colette Mélot se contente de demander la suppression de l’alinéa concernant les nPVR, le sénateur Robert Navarro réclame la suppression pure et simple de toutes ces dispositions.
Il considère que l’assujettissement du cloud « apparaît inopportun, alors que rien ne démontre aujourd’hui que l’usage des services de « cloud » relève de la copie privée ». Surtout, il remarque que « le marché français est largement dominé par des services basés à l’étranger », lequel sera préservé des appétits des ayants droit. Soit un bel appel d’air pour assombrir encore le marché gris de nouveaux nuages.