Le 3 février prochain, la Cour de justice de l'Union européenne va audiencer une affaire fondamentale pour l’avenir d’Internet en Europe. Elle vise à savoir si un lien vers un contenu illicite est lui-même illicite. La Computer and Communications Industry Association (CCIA) tire la sonnette d’alarme.
Pour mémoire, ce litige oppose un site hollandais, Geenstijl.nl, avec Sanoma, l’éditeur national de Playboy. Celui-ci reproche au premier d’avoir diffusé en octobre 2011 des liens vers des photos dénudées d’une présentatrice de télévision que la revue de charme allait publier deux mois plus tard. Une atteinte directe à ses droits d’auteur selon elle (notre actualité détaillée).
Seulement, une question a rapidement surgi : un lien vers un contenu illicite est-il en lui-même illicite ? La problématique n’a jamais été clairement tranchée par la Cour de Justice de l’Union européenne. Certes, deux affaires récentes (Svensson et Bestwater) ont estimé que lorsqu’on diffuse un lien vers un contenu, une nouvelle autorisation des ayants droit n’est pas nécessaire si le public visé est le même. Juridiquement, faute de « public nouveau », il n’y a en effet pas de « communication à un public », et donc pas de contrefaçon possible. Seulement, dans ces deux dossiers, le contenu mis en ligne une première fois avait déjà été autorisé par les ayants droit.
La justice hollandaise a donc pilonné la CJUE d’une série de questions préjudicielles en retenant l’hypothèse où ce contenu initial a été mis en ligne cette fois sans l’autorisation des titulaires de droit. Elle demande notamment si le caractère illicite du contenu ou d’un site contamine le lien qui pointe vers lui, ou s'il tient compte de la connaissance – ou l’ignorance – de ce caractère illicite par celui qui place le lien ?
Le tableau d'horreur de la CCIA
Selon le sens de sa décision, la CJUE pourrait remodeler la face d’Internet dans toute l’Europe. La CCIA, association qui regroupe Amazon, CloudFare, eBay, Facebook, Google, Microsoft, Netflix, PayPal, Yahoo, etc. a déjà dressé un tableau pour expliquer l’horreur d’un tel un scénario.
Elle y rappelle que celui qui publie un lien ne contrôle pas le contenu lié puisque les pages sont dynamiques. Un exemple : un lien est tissé vers une page Wikipedia dont le contenu est mis à jour par un tiers, qui y injecte des contenus illicites. L’auteur du lien est-il contrefacteur ?
Autre chose : comment déterminer le caractère légal d’une page en s’appuyant sur sa seule apparence ? On sait que sur ce terrain la Hadopi avait péniblement lancé ses labels PUR, pour informer les internautes du caractère licite des sites. Face à cette difficulté, ce label était devenu Label Offre Légale, site qui « recense les offres culturelles labellisées Hadopi ou pouvant être regardées comme étant légales ». En clair, même un site labélisé par la Hadopi peut receler des contenus illicites. Faut-il malgré tout engager la responsabilité de l’internaute qui, faisant confiance à l'autorité publique, diffuse un lien sur Twitter vers sa chanson favorite ?
De même, lorsqu’on place un lien, on vise techniquement une URL, non un contenu qui est sous la responsabilité d'un tiers. Celui-ci peut décider de remplacer ce contenu par un autre, cette fois illicite. La CCIA rappelle évidemment qu’il est très délicat de savoir qui est le titulaire d’une image, d’un film, d’une photo, d’un texte, afin de pouvoir réclamer l’autorisation de placer un lien...
Un scénario souhaité par deux députés socialistes
Très récemment, ce scénario aussi cosmique soit-il a déjà été anticipé par deux députées françaises. Dans le cadre des débats sur le projet de loi sur le numérique d’Axelle Lemaire, Karine Berger et Valérie Rabault (PS) ont cosigné un amendement visant à soumettre la publication de liens à une autorisation des ayants droit.
Concrètement, les hébergeurs seraient tenus d’obtenir systématiquement l’autorisation de ces ayants droit pour le moindre octet issu de leurs catalogues (musiques, textes, photos, vidéos, etc.) stockés dans leur serveur. L'amendement organise aussi la responsabilité immédiate de ces mêmes intermédiaires dès lors qu’un internaute stocke et diffuse chez eux un contenu illicite… Une jolie responsabilité pour autrui.
Bref, à l’instant même où une telle disposition, inspirées à pleines narines des travaux menés au Ministère de la Culture, serait publiée au Journal officiel, Internet deviendrait pire que le Minitel en Europe. En commission des lois, où Karine Berger avait déjà tenté pareille percée avant de retirer un premier amendement identique, Axelle Lemaire lui a gentiment expliqué que ces sujets relèvent davantage de la Commission européenne et son fameux chantier de révision de la directive sur le droit d’auteur. Il serait donc « prématuré d’apporter à cette question une réponse juridique au niveau national ». L’explication n’a pas été suffisante, la députée socialiste ayant redéposé son amendement en séance avec sa collègue Valérie Rabault.
Précisons enfin que dans les coulisses d’un tel projet, l’idée caressée par les ayants droit ne serait pas tant d’interdire le lien, que de forcer les acteurs du Net à négocier avec les sociétés de gestion collectives, histoire de régler ces menues questions avec un gros chèque.