Hier, l’ARJEL a dressé son bilan de ses cinq ans d’activité. Lors de ce colloque organisé à l’Assemblée nationale, le secrétaire d’État à la jeunesse et au sport a souligné tout son intérêt à voir réguler notamment l'e-sport, ces compétitions de jeux vidéo.
Plusieurs participants ont dressé ce constat : la loi de 2010 instaurant l’autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) n’est plus adaptée au marché actuel. Pour Éric Woerth, qui fut député rapporteur du projet de loi, il y a désormais « un décalage énorme entre 2010 et 2015. Le marché est très évolutif, mais la loi n’a pas évolué. Or, elle ne doit pas être une photo figée, car la construction n’est pas achevée ».
Des flibustiers embarqués depuis dans la Marine nationale
Le sénateur et ancien député Gaétan Gorce s’est certes demandé s’il était bien normal que la puissance publique encourage des activités de jeux qui soulèvent des problèmes de santé publique (addiction, protection des mineurs) mais Unibet a résumé la situation par cette jolie formule : « nous ne sommes plus les flibustiers de 2009, nous sommes désormais entrés dans la marine nationale. »
Et pour cause, avec la loi ARJEL, les jeux d’argent sont encadrés et donc autorisés, alors qu'en ce secteur, le principe est celui de l’interdiction. Julien Brun, directeur général de cette société spécialisée dans le pari sportif, a aussi dézingué tout autant l’inadaptation de la loi : il y a une offre, une demande, mais un certain nombre de jeux sont évacués du périmètre de la loi faute de rentrer dans ses clous. Face à une offre illicite qui fleurit, il faudrait donc une régulation plus large. Même avis d’Alexandre Roos, numéro un de Winamax : « de plus en plus de jeux intéressent les joueurs, mais ils ne sont pas régulés, d’où l’attraction de l’illégal. (…) La concurrence est phénoménale sur Internet, mes concurrents sont les nouveaux jeux », plus que les jeux traditionnels.
L’un des sujets de préoccupations est ainsi les jeux d’adresse, comme l'e-sport ou les fantasy leagues, tous aujourd’hui considérés dans une zone grise. « Le gaming se rapproche du gambling à marche très rapide. Le chiffre d’affaires du secteur est supérieur et c’est un sujet sur lequel on ne peut pas rester les bras croisés » poursuit dans la même veine Charles Coppolani, le président de l’ARJEL. « On risque de voir se développer des jeux d’argent non régulés, ouvert aux mineurs. »
Ces différentes pistes seront en tout cas étudiées à l’occasion d’une mission parlementaire confiée aux députés Jacques Myard et Régis Juanico. Elle sera avant tout précédée d'un rapport de la Cour des comptes sur les régulations des jeux de hasard, attendu pour 2016.
Christian Eckert « il faut sécuriser les joueurs, encadrer les jeux »
Interrogé durant ce colloque, Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget, nous a fait part de ses attentes en matière de régulation de l'e-sport. « Comme dans la plupart des jeux en ligne, il faut sécuriser les joueurs mais aussi encadrer les jeux. Ce qui m’a frappé c’est que cela représente à une attente très forte. La loi sur le numérique qu’Axelle Lemaire est en train de porter, a fait l’objet d’une consultation auprès du grand public. Et c’est l’un des sujets qui a été le plus souvent pointé comme étant une nécessité d’extension afin que la législation puisse autoriser l’organisation de compétition. »
C'est spécialement un amendement du SELL, syndicat des logiciels de loisirs qui a été plébiscité sur cette plateforme dite de République Numérique (l'amendement). Si on l'ausculte, il vise à lever « l’incertitude juridique dans le Code de Sécurité intérieure qui pourrait assimiler ces compétitions à des jeux d’argent ». Ainsi, « lorsque l’habilité et les combinaisons de l’intelligence prédominent sur le hasard », ces compétitions seraient exclues de l'univers de la prohibition, à charge pour un décret de définir les aspects techniques.
Pour Christian Eckert, « les enjeux en termes de jeux excessifs doivent toujours être appréhendés, comme la protection des mineurs. On a vu aussi trop de drames sociaux, familiaux, parfois liés à l’addiction aux jeux. C’est donc un corpus complet que nous devons bâtir, encadrer sécuriser ». Et dans son esprit, la régulation de ce secteur pourrait revenir dans les cordes de l’ARJEL, le secrétaire d’État nous vantant les « compétences », l’« expérience » de cette AAI qui « a démontré ses capacités à répondre aux objectifs évoqués.»
Fait notable, dans le premier avant-projet de loi Lemaire révélé par Contexte.com cet été, il était déjà prévu une régulation de l'e-sport, dans les mêmes termes :
Mais cet article avait sauté lors des versions suivantes dévoilées dans nos colonnes. Et le voilà donc réapparaitre dans la consultation Lemaire via le SELL… Comment expliquer ce curieux pas de danse ? « Ce qui compte c’est l’aboutissement, nous explique le secrétaire d’État au Budget. Il peut y voir à un moment donné des coups d’accélérateur, des coups de frein. Les parlementaires qui auront le dernier mot, peuvent eux même introduire des dispositions. Que le gouvernement puisse dans ses travaux internes introduire, puis retirer puis réintroduire telle partie du texte, cela se passe sur la plupart des textes en préparation des projets de loi. »
La convergence entre gaming et gambling
Également interrogé, Charles Coppolani a partagé l’objectif de cette régulation : « En matière de jeux d’adresse en général, et donc de jeux vidéo dans une certaine mesure, à partir du moment où on rentre dans les jeux d’argent, il faut mettre les protections qui sont celles des jeux régulés. Ce choix revient au législateur. Ce que j’ai constaté partout, notamment au récent congrès des régulateurs, c’est cette convergence entre gambling et gaming. Laisser se développer des jeux d’argent en dehors de toute régulation, c’est un problème. Il y a des objectifs importants dans la loi de 2010, en termes de politique publique, de protection, de prévention du jeu des mineurs, de lutte contre la fraude. Je pense que cela doit s’appliquer à tous les jeux, dès lors qu’ils sont des jeux d’argent. Mais quand ce sont des jeux gratuits, il n’y a évidemment aucun problème ».
Mais concrètement, qu’est-ce qu’un jeu d’argent en matière de jeu vidéo ? « C’est celui où il y à la fois le sacrifice financier à l’origine, et ensuite l’espérance d’un gain ». L'espérance du gain se comprend en elle-même, mais le sacrifice pourrait par exemple se concevoir dans l'achat de la licence.
Une difficulté cependant : comment traiter ces jeux où les gains sont d’abord virtuels pour ensuite se muer en gains monétaires ? « Il y a certes des gains de satisfaction qui n’entrent pas dans le jeu d’argent, mais dès lors que ces gains sont monétisables, cela change les données du jeu, notamment au regard des mineurs, une population qui est à risque ». Pour tracer les frontières de la régulation, l’une des pistes serait de mesurer par exemple les fréquences et les espérances de gains financiers plutôt que de retenir la seule dénomination des jeux.
Actuellement, le pouvoir de sanction de l’ARJEL est d’obtenir le blocage des sites non agréés en justice. Un tel chantier devrait donc passer par une révision de son spectre d’action. « Le ministre a dit que nous allons être associés aux réflexions à venir. Si la frontière est entre le jeu gratuit et le jeu d’argent où un certain nombre de protections s’impose, je pense que la régulation doit sans doute être adaptée, car on ne régule pas tous les jeux de la même façon. »
Pourquoi les craintes autour de l'e-sport ?
Si les éditeurs de jeux d’adresse (ou skill games) s’estiment inquiétés, c’est en raison d’un amendement cette fois adopté en 2014 à l’occasion de la grande loi sur la consommation. L'auteur du texte, le député rapporteur Razzi Hammadi, avait voulu alors revoir le périmètre de l’interdiction des jeux de hasard.
Depuis, dans le Code de la sécurité intérieure, plusieurs critères entrent en compte, à savoir une offre publique, l’espérance d’un gain, l’existence d’un sacrifice financier et la présence, même résiduelle, du hasard. De fait, ce dernier critère a accentué, ses partisans diront mieux éclairé, le champ de la prohibition. Il permet de qualifier plus facilement de loterie prohibée toute une série d’activités, et potentiellement ceux des skills games qui flirteraient de trop près des gains en argent. Et pour mieux comprendre, sans remonter à 1836, comparons avec cette version de 2010 de la législation, où le curseur du hasard devait prédominer « sur l’habilité et les combinaisons de l’intelligence pour l’obtention d’un gain ».
Bref, depuis 2014, les éditeurs de jeux d'adresse, et les professionnels de l'e-sport ne peuvent plus jouer sur cette notion de hasard significatif pour espérer échapper à l’interdiction.
Tout ceci pour dire qu'il y a sans doute une grande différence d’appréciation entre l’amendement du SELL et les volontés de Bercy ou de l'ARJEL. Si le premier veut faire sortir l’e-sport de sa zone grise en créant une exception avec pourquoi pas, une régulation professionnelle, les seconds militent surtout pour encadrer par la norme ces activités, pointant des risques d'addiction, de blanchiment d'argent ou de mise en danger des mineurs.
Une réforme fiscale fermée par Bercy
Dressant le bilan de la loi ARJEL, Charles Coppolani a aussi épinglé un problème d’assiette fiscale, avec notamment un marché du poker en grande difficulté, où les grands joueurs professionnels ont déserté la France, au grand regret du Club des clubs de poker.
Winamax, spécialiste du poker en ligne, plaide ainsi pour une modification de l’assiette de taxation sur les mises, car les règles actuelles font que ceux qui s’y adonnent perdent finalement trop rapidement leur argent. Seulement, Christian Eckert l’a dit sans détour : il n’a pas l’intention de revoir ces règles fiscales.