Petit à petit, les différents acteurs du marché publicitaires semblent commencer à comprendre leurs erreurs, et à accepter de les assumer. Une étape nécessaire sur la longue route qui attend le marché, face à une situation qui ne convient à personne, et va demander des efforts à chacun.
C'est la nouvelle tendance du moment, motivée par les récents mouvements autour des bloqueurs de publicité et de leur arrivée au sein d'iOS 9 : la publicité se veut éthique, responsable et respectueuse de l'internaute. Bientôt elle sera sans doute aussi labellisée « Bio ». Chaque acteur y va de sa série de règles de bonne conduite, plus ou moins pertinente et intéressée, afin d'assurer qu'il fait de la publicité de la bonne manière, et que l'utilisation d'outils comme AdBlock n'est plus nécessaire.
Publicité en ligne : la longue descente aux enfers
Car voilà, avec les différents abus cumulés ces dernières années, que ce soit en terme de tracking, de pratiques détestables ou de multiplications des espaces publicitaires, le taux d'équipement des internautes continue de grimper en flèche. Cela attaque désormais la vidéo et le mobile, qui étaient destinés à renflouer les caisses des éditeurs. Ceux-ci commencent aussi à comprendre que les fameuses « native ads » ne vont pas les sauver, puisqu'elles peuvent être bloquées au même titre que le reste.
Il reste bien des formats « Premium » et autres contenus sponsorisés à vendre aux annonceurs avant ou après leur écriture, mais cela entame sérieusement la perception de l'indépendance des rédactions, surtout lorsqu'elles sont composées de journalistes. Elles restent néanmoins pour le moment bien plus lucratives que la publicité classique et bien moins compliquées à mettre en œuvre que les politiques d'abonnement, qui nécessitent une communauté forte et une image de marque de plus en plus irréprochable.
La situation est donc mauvaise, pour tout le monde, il faut trouver des solutions.
La tentation du blocage des bloqueurs
Comme rien ne se débloque sur le terrain juridique, on a vu la tentative de bloquer les bloqueurs émerger. Via des solutions comme celle de Secret Media, ou Goyave Lab, les éditeurs ont tout d'abord décidé de forcer la main des internautes, sans forcément chercher à comprendre ou à prendre en compte l'origine du problème. Cette semaine, Axel Springer est même allé plus loin, et a tout simplement décidé de bloquer l'accès au site de Bild à ceux qui n'affichent pas la publicité. En échange, ils se voient proposer un abonnement réduisant le volume des campagnes à 2,99 euros par mois.
Si aucun chiffre de conversion n'est donné sur les premières initiatives, et si la plus récente va sans doute demander du temps avant de pouvoir être analysée, on peut trouver qu'il manque un volet à une telle « répression », alors qu'il s'agit d'un problème où les éditeurs ont une grande part de responsabilité.
Certes, les bloqueurs de publicité ne sont pas une solution, ils ont même sans doute participé à renforcer le problème en alimentant un cercle vicieux, mais ils sont de plus en plus considérés comme une solution d'hygiène numérique, face à des pages capables d'imposer une centaine de tracker sans réel consentement éclairé (malgré les règles imposées par la CNIL).
Chacun cherche à laver plus blanc que blanc
Rassurer l'internaute, et établir un nouveau « contrat moral » avec lui semble donc une bonne alternative. Mais comme souvent dans ce genre de cas, il faut que cela vienne d'un acteur légitime, assez large, et surtout assez neutre sur la question pour ne pas établir des règles qui l'arrangent bien. Et c'est tout le problème.
Ces dernières semaines, on a vu que cette volonté de « morale-washing » avait touché tous les maillons de la chaîne. Nos confrères d'Arrêts sur images évoquaient ce matin le cas de Rue 89 (groupe Le Monde), mais nombreux sont les éditeurs qui commencent à vouloir sensibiliser leur lectorat sur cette problématique qui ne date pas d'hier, de manière plus ou moins adroite.
Les régies sont aussi en première ligne et certaines se bougent dans ce sens. Comme nous l'avons déjà indiqué, c'est par exemple le cas de Teads, qui propose notamment le format vidéo InRead. Celui-ci est d'ailleurs habilement épargné par les dix règles proposées par la société, montrant la nécessité qu'un acteur plus généraliste, et donc plus légitime, s'en charge. Firefox a bien tenté ce difficile rôle de médiateur, mais cela semble pour le moment sans trop d'effet, sans doute parce qu'il est plus un acteur du monde logiciel qu'un regroupement d'éditeurs ou de publicitaires.
Du besoin d'un discours responsable de la part des grands acteurs
En France, on peut donc attendre de tels discours de la part d'organismes comme le Syndicat des Régies Internet (SRI), mais il communique encore assez peu sur le sujet publiquement. Cela peut aussi être le rôle d'un syndicat comme le GESTE, qui regroupe de nombreux géants de la presse en ligne.
Son secrétaire général, Emmanuel Parody, nous a d'ailleurs confirmé que des discussions étaient en cours depuis quelques mois : « Nous avons un principe, ne pas gêner la lecture de l'internaute. Il ne doit pas y avoir de son déclenché automatiquement, pas de recouvrement des articles, c'est le minimum. Nous discutons de règles supplémentaires, notamment de la durée des spots accompagnant les vidéos, mais cela intègre des problématiques techniques. Nous soutenons aussi les travaux de l'IAB et du SRI pour préciser les règles techniques et fonctionnelles en la matière ».
Désormais, c'est donc du côté de l'IAB que les yeux sont tournés. Pour rappel, l'Interactive Advertising Bureau est une association internationale qui regroupe les acteurs du monde de la publicité, et qui établit par exemple les standards en la matière. Ses positions sur la question des bloqueurs de publicité ont historiquement été très tranchées, mais là encore, le ton semble en train de changer.
L'IAB monte au front
Dans une interview publiée récemment par Viuz, le directeur délégué à la stratégie de contenus d'Orange et président de l'IAB France, David Lacombled, a tenu un discours bien plus mesuré que celui que l'on avait pu entendre précédemment. « Face à une situation inédite et radicale, il faut penser profondément notre marché. Je crains qu'on ne soit déjà dans le mur, puisqu'aujourd'hui, la courbe de développement des adblockers va plus vite que celle du développement de l'audience » déclare-t-il. Une manière de rappeler que la surface où placer des publicités visibles va avoir tendance à se raréfier, alors qu'elle est déjà surexploitée.
Mais il semble opposé aux pratiques visant à culpabiliser les internautes : « on ne va pas aller pointer du doigt les utilisateurs, en leur disant « Ouh la la, ce n'est pas bien ce que vous faites ! » parce que de toutes façons on sait très bien que cela ne marchera pas. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire œuvre de pédagogie, qu'il ne faut pas leur dire comment fonctionne l'économie, et les inciter à avoir une utilisation plus respectueuse aussi de l'internet et des contenus ».
Il reste néanmoins attaché à la présence de la publicité, même dans les offres payantes : « il faut veiller en tant qu'éditeur à ne pas faire de la publicité le grand méchant loup en disant « Si vous payez, vous n'aurez pas de publicité », dans une offre Premium il est aussi légitime d'avoir de la publicité ». Une manière de légitimer la reproduction du modèle de la presse papier, où les éditeurs font payer l'accès au contenu tout en plaçant des publicités au sein de leurs pages.
Un modèle que reproduit une bonne partie de la presse généraliste dans ses offres numériques actuelles, limitant juste le volume des espaces publicitaires pour ses abonnés à quelques rares exceptions près (Libération par exemple).
La publicité dans la position de l'industrie du disque ? Le besoin de retrouver un équilibre
Mais pour lui, derrière l'éthique affichée par les bloqueurs de publicité et des sociétés comme Eyeo, il y a bien un « vol » des revenus potentiels des éditeurs et un « racket » organisé via les systèmes de liste blanche. Un discours qui n'est pas sans rappeler celui du monde de la musique à l'apparition du MP3 et du P2P, avant que des solutions permettant de générer des revenus comme iTunes ou les services de streaming ne soient mis en place, pour faire correspondre l'offre numérique à la demande des utilisateurs.
C'est sans doute vers ce consensus qu'il va falloir rapidement aller pour que les choses s'apaisent, d'un côté comme de l'autre. David Lacombled en appelle ainsi à un « contrat de lecture ». Pour lui, il s'agit d'un contrat dans lequel « le lecteur ou le consommateur n'a pas le sentiment d'être enseveli par de la publicité ». Lui aussi évoque le cas des mobiles ou des vidéos avec du pre-roll parfois plus long que le contenu lui-même.
L.E.A.N. : des paroles...
L'IAB vient d'ailleurs de publier une tribune plus générale signée Scott Cunningham, responsable de l'IAB Tech Lab. Celle-ci a fait énormément parler depuis sa publication, notamment en raison de sa phrase d'accroche : « nous avons merdé ». Assez réaliste, elle est surtout l'occasion d'un retour en arrière, et d'un constat amer de l'évolution du web et de la publicité, celle-ci ayant évolué sans trop de contrôle, les différents acteurs étant poussés par la volonté de sans cesse gagner plus sur un marché que certains pensaient infini.
Et ce, au risque même de voir les tarifs du CPM (coût pour mille affichages) s'effondrer alors que les audiences et le nombre d'internautes ne cessaient de croître. Le tout étant accompagné d'innovations technologiques comme le tracking, le programmatique et autres places de marché où les espaces publicitaires se vendent à la tonne, sans toujours un grand discernement. Une folie qui a mené à la situation actuelle, et aux défenses mises en place par les internautes qui seront sans doute difficiles à réconcillier avec des éditeurs et un marché publicitaire sur la voie de la rédemption.
Mais pour faciliter cela, l'IAB Tech Lab a lancé le programme L.E.A.N., qui repose comme son nom l'indique sur quatre axes principaux, qu'il entend ériger comme des piliers indispensables à une remise à plat et à la construction du fameux contrat moral désormais évoqué par tous :
- Light
- Encrypted
- Ad choice supported
- Non-invasive ads
Là aussi, le but est donc de proposer une offre publicitaire plus acceptable et bien plus responsable, ce qui est surtout sur le fond l'occasion d'éviter que cette initiative ne dépende que des sociétés comme Eyeo, éditrice d'Adblock Plus, qui veulent s'ériger en juge des bonnes pratiques via la mise en place d'un comité d'éthique qui serait chargé de juger de ce qui est acceptable ou non... tout en continuant de faire payer les gros éditeurs qui veulent se retrouver sur liste blanche. Une liste qui est utilisée par un nombre croissant de bloqueurs de publicités, Eyeo allant même jusqu'à payer certains développeurs pour que ce soit le cas selon le Wall Street Journal.
... et des actes ?
Le programme L.E.A.N. n'est pas contraignant, mais établit des règles que peuvent suivre les acteurs du marché pour proposer des espaces publicitaires légers, et donc faciles à charger, exploitant HTTPS afin de pouvoir être délivrés même dans un environnement chiffré, prenant en compte le choix de l'utilisateur concernant le ciblage et n'étant pas invasifs.
Ce dernier point n'est malheureusement pas encore précisé, on ne sait donc pas à quoi il correspond exactement. Il aurait pourtant été appréciable de savoir s'il englobait ou non les formats vidéo en lecture automatique qui débarquent dans les contenus, les éléments affichés sur l'ensemble de l'écran, ceux qui n'ont pas de croix visible pour les fermer, etc.
Cunningham précise que deux autres points doivent être traités : celui du capping (le nombre de fois limite qu'un même internaute doit voir une publicité), notamment dans le cas du retargeting, afin de s'assurer qu'un internaute n'est pas noyé par des publicités pour un même produit toute la journée, et surtout ne plus lui proposer s'il a acheté ce produit.
Le second point concerne la volumétrie des publicités par page, qui pose de toutes façons de nombreux problèmes, de la question de la visibilité de ces espaces à la tarification de la publicité en passant par son efficacité.
La route va encore être longue, mais chacun (ou presque) va dans la bonne direction
Mais si cette déclaration d'intentions est appréciable, et qu'il est sans doute sain qu'un organisme tel que l'IAB arrive enfin à tenir un discours sur l'expérience de l'internaute et l'utilisateur « qui est en demande de ces actions, exigeant que nous fassions mieux, nous devons lui répondre ». On regrettera le manque de décisions ou d'actions concrètes.
Car comme à la grande époque de la crise de la musique en ligne, si éditeurs et internautes savent que la situation n'est bonne pour personne, et que les choses doivent changer, pour le moment chaque « camp » se regarde en chien de faïence dans l'attente du premier pas.
Maintenant que tout ou presque est sur la table, il n'y a donc plus qu'à se relever les manches et à agir, et ce sera sans doute cela le réel défi des mois à venir. Une période qui sera sans doute cruciale pour l'évolution d'Internet, son modèle économique et les contenus qui y sont accessibles. Espérons donc que chacun œuvrera pour le bien commun.