Dans une série de questions envoyée à la France en juillet, la Commission européenne scrute en détail la subvention de la montée en débit par l'État. Ce dernier l'aurait déjà lancée sans le notifier à l'Europe, ce qui en ferait une aide illégale. Un revers de plus pour le plan français, qui bloque concrètement le financement du très haut débit.
L'Europe n'est pas satisfaite du plan France Très Haut Débit (France THD) et le fait savoir. Dans un document daté de juillet, que nous avons pu obtenir (comme nos confrères de Contexte), la Direction générale de la concurrence à Bruxelles étrille le plan français, notamment sur une de ses composantes centrales, la montée en débit sur le réseau cuivre d'Orange. De même, elle reproche à la France de ne pas lui notifier correctement ses projets et de ne pas répondre suffisamment précisément à ses questions.
Pour rappel, le plan France THD consiste à développer des réseaux d'initiative publique (RIP) dans la moitié la moins dense du pays, via trois milliards d'euros de subvention. Comme nous l'expliquions ces dernières semaines, la Commission européenne s'interroge depuis plusieurs mois sur le bien-fondé de la subvention du réseau cuivre de l'opérateur historique, qui concerne un million de lignes.
La plainte déposée en décembre par un petit opérateur (voir notre analyse) a directement alimenté le dossier européen. Infosat dit avoir subi de plein fouet la concurrence directe d'un projet de montée en débit en Normandie, financé sur fonds européens, pour des pertes estimées à un demi-million d'euros. De quoi redoubler l'attention de la Commission sur le plan France THD, dont la validation est bloquée, et qui est désormais entre les mains du cabinet d'Emmanuel Macron. Conséquence : les trois milliards d'euros de subvention prévus ne sont pas déblocables, alors que les réseaux publics commencent à se déployer.
Une subvention considérée illégale par l'Europe
Le premier grief de l'Europe concerne donc directement la montée en débit sur le réseau cuivre, via l'offre « PRM » d'Orange, régulée par l'ARCEP. La montée en débit consiste à amener la fibre optique au plus près des abonnés (jusqu'au dernier répartiteur) pour finir le chemin via le réseau téléphonique. Le but est de rapprocher la fibre, en attendant qu'elle atteigne directement les habitants. L'offre PRM de l'opérateur historique est la solution de référence dans ce domaine, qui permet à Orange de moderniser son réseau (souvent le seul présent en zones rurales) sur demande d'une collectivité.
La Commission rappelle que la France a promis de ne subventionner ces opérations que dans le cadre du plan France THD. Problème : des documents publics et le ministère de l'Économie affirment que plus de 1 000 opérations de ce type ont déjà été réalisées. Pour la Commission, le dossier déposé avec la plainte d'Infosat est une preuve supplémentaire que certaines de ces opérations ont été financées par l'État sans notification à l'Europe. Le projet de montée en débit attaqué par Infosat en Seine Maritime a été financé à hauteur d'un million d'euros par un fonds européen (FEADER), attribué par le ministère de l'Agriculture.
Dans ses communications avec la Commission, la France affirme avoir notifié cette aide. Faux, répond la Direction générale de la concurrence. « La Commission note que cette "notification" n'a pas concerné une notification d'aide, mais une approbation des modifications au plan stratégique national » écrit-elle dans sa lettre de juillet. C'est le début de la douche froide.
Le règlement européen sur les aides d'État (PDF) interdit explicitement à un pays membre d'attribuer une aide sans autorisation de la Commission. La France s'est engagée à le respecter, mais ne s'y serait pas tenue, selon l'Europe. « Une des composantes du Plan THD, à savoir la modernisation des réseaux téléphoniques, a été mise en application avant une autorisation de la Commission » écrit-elle encore. En clair, « les services de la Commission considèrent qu'il s'agit d'un régime d'aide illégal ».
La montée en débit, « un avantage sélectif » pour Orange
Plus globalement, c'est la subvention même de l'offre de montée en débit d'Orange qui interroge la Commission. En modernisant son réseau, l'opérateur a une maîtrise des fibres qui lui sont fournies par la collectivité et de l'armoire qui contient les équipements, parfois considérée comme une « boîte noire » par les élus. Pour l'Europe, le financement public de cette infrastructure constitue une aide d'État. Selon l'analyse de la Commission, elle permet à Orange « de mener l'activité commerciale à des conditions que l'opérateur n’aurait autrement pas pu trouver sur le marché ». En clair, « il semble qu'Orange bénéficie d'un avantage sélectif ».
En outre, cette subvention pourrait renforcer la position d'Orange face à ses concurrents, ce que dénoncent déjà de nombreux spécialistes français. Il faut donc veiller à ce qu'il n'y ait pas distorsion de concurrence, et cela ne semble pas encore évident aux yeux de l'Europe.
Elle fait remarquer à la France que les collectivités qui choisissent l'offre PRM ne pratiquent pas de mise en concurrence avec d'autres opérateurs. C'est usuellement le cas vu que l'opérateur historique est le seul à disposer d'un réseau en campagne et, de façon pratique, parce qu'Orange pousse constamment son offre de montée en débit auprès des élus locaux (voir notre enquête), au détriment d'autres solutions.
Autre question de l'Europe : le dédommagement des opérateurs qui ont déjà dégroupé une zone concernée par la montée en débit d'Orange. Une fois l'infrastructure de l'opérateur historique modernisée, celle des concurrents perd de son intérêt et ceux-ci peuvent directement passer par les tuyaux améliorés. La France propose donc de compenser cette perte en puisant dans les investissements de la collectivité. Pour la Commission, ces coûts devraient pouvoir être mis à la charge de l'ex-France Télécom, qui serait le vrai bénéficiaire de la mesure.
Plus généralement, la Direction générale de la concurrence se demande si l'opération est vraiment rentable pour les collectivités. Elle demande aussi comment Bercy compte concrètement transformer un réseau de montée en débit en réseau de fibres optiques jusqu'à l'abonné (FTTH). Un point sur lequel le ministère devra donc apporter des réponses précises, alors que le cas ne s'est pas encore présenté pour le ministère, avait-on appris précédemment.
De nombreuses questions en suspens sur le câble et la radio
La montée en débit sur le réseau téléphonique n'est pas la seule à intéresser la Commission. Dans sa série de questions, plusieurs concernent la montée en débit sur le réseau câble de Numericable ou la montée en débit en radio terrestre (Wi-Fi, WiMAX, voire 4G). Dans un courrier de janvier, la France a affirmé que Numericable devra proposer une offre de montée en débit aux collectivités, via son réseau câble. L'Union européenne se demande quelle est cette offre, comment sera garantie la concurrence sur ce réseau (qui n'est pas dégroupable) ou encore comment le choix entre moderniser le câble ou installer la fibre jusqu'à l'abonné est opéré.
Sur la montée en débit radio, la Commission questionne le besoin concret de la soutenir face à d'autres solutions. Elle interroge surtout les procédures de mise en concurrence réservées aux technologies hertziennes terrestres, qui laissent donc de côté le satellite par exemple. Pour l'Europe, la France doit fournir une justification précise sur ce choix qui « exclut certaines technologies, mêmes s'il s'agit des technologies qui sont plus chères que d'autres ». De même, elle est attentive aux aides pour l'installation des équipements pour recevoir l'Internet hertzien.
La France aurait aussi indiqué à l'Europe qu'elle compte encourager la duplication des réseaux de collecte pour les RIP (réseaux d'initiative publique). Pour rappel, ce réseau de transport relie le réseau de desserte locale (celui en ADSL, VDSL, fibre...) avec le cœur du réseau de l'opérateur. Aujourd'hui, la majorité des projets de collectivités, qui vont construire un réseau de desserte, comptent passer par le réseau de collecte d'Orange, via l'offre « LFO », qui a presque dix ans aujourd'hui. À la Commission, Bercy expliquerait vouloir dupliquer au plus ce réseau, pour éviter de ne compter que sur Orange. Comme nous l'expliquions, des collectivités demandent déjà de changer les conditions de l'offre LFO, pour apporter plus de sécurité sur l'accès et les prix.
Quand la France oublie de notifier le plan à l'Union européenne
L'un des buts du plan France THD est d'offrir une sécurité juridique aux dizaines de départements et régions qui vont créer leurs propres réseaux Internet sur leurs territoires. La méthode est simple : un cahier des charges uniques que les collectivités doivent respecter pour obtenir les subventions de l'État. Ce dernier se charge de faire valider son texte par l'Europe, pour que chaque projet local soit considéré dans les clous. Problème : aucune des multiples versions du cahier des charges français n'a été validée par la Commission européenne.
Dans sa lettre de juillet, la Commission se plaint que la version 2015 du cahier des charges (publiée fin mai) ne lui ait pas été transmise. Elle en profite pour débuter une analyse du nouveau document, qui modifierait directement le périmètre du programme France THD selon elle. Elle demande également de nombreux documents, comme une évaluation du plan par un expert indépendant, la répartition du budget du plan, une carte des zones concernées par la montée en débit (en cuivre ou câble).
En attendant, le financement des réseaux d'initiative publique par l'État est à l'arrêt. Selon une personne proche de Bercy, les décaissements des fonds se feront sous réserve de l'accord européen, qui tarde toujours à arriver. Seuls quelques projets auraient déjà bénéficié d'un début de financement sans validation européenne. De même, la mission THD, qui pilote le plan, aurait été très peu disponible tout le mois de septembre, quitte à ralentir l'avancement de son plan. De nouveaux dossiers pourront obtenir un pré-accord de financement, mais les collectivités n'en verront pas la couleur avant que le désaccord européen soit réglé.
Contactés, Bercy et la Commission n'ont pas souhaité répondre à nos questions sur le sujet. Selon nos informations, le ministère de l'Économie compte régler le problème « d'ici la fin de l'année ». Une personne proche des négociations nous expliquait ainsi que la montée en débit était plus une question de forme que de fond. Il semble tout de même qu'une modification du plan France THD et de certaines offres soit encore sur la table, ce qui peut encore prendre du temps... Un luxe qui commence à se faire rare pour le gouvernement, s'il veut décaisser rapidement les subventions promises.