La Commission européenne n'a pas encore validé le plan France Très Haut Débit, qui doit permettre de fibrer 80 % de la population d'ici 2022. Sans cet aval, les projets publics sont en pleine insécurité juridique. En cause : la montée en débit sur le réseau cuivre, dont la subvention par l'État pourrait s'apparenter à une aide à Orange.
Le plan France Très Haut Débit (France THD) ne plaît pas encore à la Commission européenne. Lancé en 2013, il doit permettre à l'État de coordonner les déploiements de réseaux très haut débit dans le pays et de subventionner les projets de réseaux d'initiative publique (RIP) lancés par les collectivités, à hauteur de 3 milliards d'euros (voir notre analyse).
C'est l'un des piliers de la stratégie numérique du gouvernement dans la transformation numérique du pays. Pourtant, il n'a pas été adoubé par la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne, alors que la grande majorité des collectivités ont déposé leur candidature et que les réseaux publics commencent à sortir de terre.
57 millions d'euros débloqués sans validation de l'Europe
Pour être subventionnés, ces réseaux s'appuient sur le cahier des charges rédigé par le ministère de l'Économie. Il précise notamment les objectifs ainsi que les conditions techniques et commerciales à respecter pour être dans les clous fixés par le gouvernement. L'un des rôles de la mission Très Haut Débit (mission THD) qui pilote le projet, est de notifier ce document à la Commission européenne. En validant le cahier des charges, l'Europe assure du même coup que les dizaines de réseaux publics que commencent à lancer les collectivités (départements et régions) sont protégés juridiquement. Les RIP à venir seraient donc à la fois assurés par l'État et par l'Europe. Sans cela, les collectivités pourraient en être à leurs frais en cas d'attaque de leur projet.
Le ministère de l'Économie et la Commission européenne sont « en discussion de manière informelle depuis la rentrée 2013 sur la validation du plan », nous explique une personne proche des négociations. En deux ans, trois versions du cahier des charges se sont succédé. La dernière édition, datée de fin mai, facilite entre autres la concurrence sur la fibre pour les entreprises et la montée en débit sur cuivre, qui améliore les débits sur le réseau utilisé par l'ADSL, en attendant la fibre.
Aucune de ces trois versions du cahier des charges n'a eu la validation de la Commission, alors que la situation devient pressante pour la France, qui commence à engager l'argent promis aux collectivités. En 2014, 1,3 milliard d'euros ont été promis aux projets de réseaux publics. Fin 2015, le gouvernement compte attribuer 80 % de l'enveloppe de 3 milliards d'euros de subventions. Ces fonds seront débloqués une fois les travaux commencés.
Le premier projet à en bénéficier a été celui de l'Auvergne, en août, dont le réseau est construit par Orange. La région recevra ainsi 57 millions d'euros d'aides publiques ; cela sans la protection juridique européenne. La Fédération des industriels des réseaux d'initiative publique (FIRIP), s'est d'ailleurs émue à deux reprises de cette insécurité depuis le début de l'année, notamment à la deuxième conférence annuelle du plan. Les prochains accords de financements permettront le décaissement « sous réserve de validation européenne », a-t-on appris. Pour l'instant, « le robinet est toujours peu ouvert, les fonds du Grand Emprunt dorment chez Bercy », estime un spécialiste.
La montée en débit d'Orange pose question à la Commission
Contactée, la Commission européenne nous explique discuter avec les Français sur le sujet. Une source proche confirme l'absence de décision formelle. Côté Bercy, la mission THD n'a pas répondu à nos sollicitations. La Direction générale des entreprises (DGE), qui instruit le dossier, n'a pas souhaité répondre officiellement. Alors, pourquoi ce blocage ? Un tiers, au fait des discussions, évoque une incompréhension entre DGE et Commission européenne, qui ne seraient pas toujours sur la même longueur d'onde.
Concrètement, un point interroge particulièrement la Direction générale de la concurrence européenne : la solution de montée en débit d'Orange, l'offre « PRM », régulée par l'ARCEP. Selon nos informations, l'Europe cherche à savoir si la subvention de réseaux publics qui s'appuient sur l'offre PRM équivaudrait à des aides d'État pour l'opérateur historique. Le sujet aurait encore été discuté lors de la dernière réunion de la direction de la concurrence, mercredi dernier. Qu'elle passe par Orange ou non, la montée en débit concerne pour l'instant moins d'un million de lignes sur les 30 millions prévues.
« C'est un dispositif atypique en Europe. On parle ici de financer la montée en débit sur le réseau cuivre en ruralité, alors
que les financements concernent plutôt la fibre en zones urbaines chez nos voisins » nous affirme-t-on côté français. La Commission en serait encore au stade des questions. Depuis 2013, l'Europe et la France se renvoient questions et réponses sur des points plus ou moins techniques. Les Français amèneraient même des acteurs des réseaux publics aux réunions « pour mettre de l'huile dans les rouages » et défendre le dispositif, explique une personne proche des discussions.
Vers un nouveau cahier des charges ?
Dans les faits, la montée en débit consiste à tirer des fibres optiques jusqu'au sous-répartiteur le plus proche des habitations, pour finir le chemin sur le réseau cuivre d'Orange, souvent le seul disponible en zones rurales. Pour prévoir l'avenir (la fibre jusqu'à l'abonné, ou FTTH), des câbles de fibre optique supplémentaires peuvent être tirés. Deux points poseraient particulièrement question à l'Europe.
Le premier point concernerait donc ces fibres « surnuméraires », dont l'Europe souhaiterait qu'elles soient directement mises à disposition des autres opérateurs. Cela même si les autres opérateurs peuvent déjà venir proposer leurs offres. Le deuxième point concernerait les fibres directement utilisées par Orange : une fois un délai d'obligation réglementaire passé, la Commission souhaiterait qu'il soit bien précisé que les fibres reviennent à la collectivité, qui doit les louer à Orange comme à n'importe quel opérateur. Une demande qui serait déjà couverte par la jurisprudence française, selon des spécialistes.
Reste à savoir quelles seront les conséquences de ces interrogations européennes. Une source nous évoque une nouvelle version du cahier des charges du plan France THD, qui comblerait les manques identifiés par l'Europe. Après trois versions en plus de deux ans, Bercy pourrait donc accélérer la publication d'une révision, même si rien ne le confirme aujourd'hui. La dernière version avait d'ailleurs passé quelques mois entre les mains de Bercy avant sa publication. En attendant, la France a toujours besoin de cette validation européenne pour financer sans arrière-pensée les projets de réseaux publics des collectivités, que cela implique de simplement répondre aux questions de la Commission ou de revoir le cahier des charges.