Le contrat à plus de 120 millions d’euros entre Microsoft Irlande et des hôpitaux français

C'est l'hôpital qui se fait de la charité
Logiciel 8 min
Le contrat à plus de 120 millions d’euros entre Microsoft Irlande et des hôpitaux français
Crédits : Jason Doiy/iStock

Plus de 120 millions d’euros. Voilà ce que devrait avoir déboursé au minimum, et sur quatre ans, un groupement d’hôpitaux français afin de pouvoir équiper leurs ordinateurs en produits Microsoft (Office,...). Ce contrat conclu avec la filiale irlandaise du géant américain du logiciel propriétaire fait toutefois grincer des dents, et pas uniquement parce qu'il n'a fait l'objet d'aucune mise en concurrence.

Le fameux marché a été renouvelé dans la plus grande discrétion en début d’année, alors que son montant peut paraître colossal au regard des précédents accords « Open Bar » conclus par certains ministères, tels que celui de la Défense. À titre d’illustration, et même si le nombre de postes équipés n’est peut-être pas comparable, 11,8 millions d’euros ont été déboursés en 2014 par les ministères sociaux (Santé, Travail, Sports) pour un accord-cadre de quatre ans avec Microsoft Irlande.

Une nouvelle fois, il s’agit d’un marché de « maintien en condition opérationnelle des systèmes informatiques exploitant des produits de la société Microsoft ». Le signataire ? La Centrale d’achat de l’informatique hospitalière (CAIH), une association regroupant plus de 500 établissements du secteur de la santé, dont de nombreux hôpitaux et centres de lutte contre le cancer. La structure est intimement liée à la centrale UniHa, qui se présente elle-même comme le « 1er acheteur public français » avec un portefeuille de 2,4 milliards d’euros pour 2014.

microsoft CAIH

Des forfaits pour chaque poste de travail, pour plus de 30,5 millions d’euros par an

Ce contrat s’étend de 2015 à 2019. Négocié sans publicité préalable ni mise en concurrence, il prend la suite d’un précédent accord-cadre conclu en 2010 avec Microsoft Irlande, toujours sous la houlette d’UniHa. La firme de Redmond s’engage à fournir aux établissements de santé adhérents à la CAIH un support technique 24h/24, 7j/7, et surtout un droit d’usage de ses principaux logiciels : Word, Excel, Outlook, Sharepoint, Forefront, Windows Server...

microsoft CAIH 

Chaque année, l’association doit transmettre au géant américain un bon de commande précisant le nombre de postes de travail équipés en vertu de ce marché. Ce chiffre ne peut « pas être inférieur à 310 000 postes », précise le cahier des clauses particulières que Next INpact s’est procuré auprès d’UniHa (PDF), après avoir brandi le droit de communication prévu par la loi CADA de 1978.

Pour chacun des postes déclarés, c’est un forfait de 98,66 euros HT qui est censé être réglé à Microsoft Irlande. La rédaction du contrat laisse à penser qu’un prix plus avantageux a été négocié au cas où le nombre d’ordinateurs équipés dépasserait les 310 000. Le caviardage opéré par la CAIH ne nous permet cependant pas d’en savoir plus à ce sujet... On peut néanmoins retenir qu’un minimum de 30,5 millions d’euros devrait sur cette base être versés à la filiale irlandaise de la firme de Redmond chaque année, soit 122 millions d’euros pour l’ensemble du marché. Cela correspond d’ailleurs grosso modo au portefeuille d’achats de la centrale, qui était de plus de 36 millions d’euros l’année dernière.

Un marché jugé « bénéfique pour les finances hospitalières », selon la CAIH

Pour en savoir plus, nous avons rencontré Bruno Carrière, délégué général de la CAIH. Celui qui est également le directeur général d’UniHa a cependant refusé de nous dire combien de postes avaient été déclarés auprès de Microsoft, que ce soit pour cette année ou dans le passé. L’intéressé a néanmoins tenu à insister : « Ce n’est pas Open Bar, c’est un modèle économique où l’on paie par poste ! » L’offre de logiciels auxquels accèdent les hôpitaux est de surcroît limité à un répertoire préalablement défini, mais dont on nous a également caché les contours précis.

Quand on lui demande pourquoi le contrat avec le géant américain du logiciel a été renouvelé, le haut fonctionnaire répond que « le fait de se regrouper a été bénéfique pour les finances hospitalières ». Bruno Carrière assure que ce partenariat a d’ores et déjà permis de réaliser des « gains significatifs sur plusieurs années », sans toutefois chiffrer ce bénéfice.

Le directeur général d’UniHa explique également que l’objectif de base était d’assurer la continuité des services, alors qu’un grand nombre de machines fonctionnaient de longue date sous Windows : « On est partis du constat qu’il y avait dans les hôpitaux des logiciels Microsoft préalablement acquis. La conviction qui rassemble nos hôpitaux, c’est que s’ils étaient capables de se regrouper, ils pourraient optimiser le dispositif, pousser leurs points de vue sur des aménagements, etc. »

Une pilule dure à avaler pour les promoteurs du logiciel libre

Pour Laurent Séguin, président de l’Association des utilisateurs francophones de logiciels libres (AFUL), ces arguments ne tiennent cependant guère la route : « La moitié de cette trentaine de millions d'euros aurait pu être investie dans des logiciels libres qui proposent le même champ fonctionnel que ceux de Microsoft. Typiquement, une distribution GNU/Linux équipée de LibreOffice. » Ces solutions gratuites pourraient en ce sens être déployées et améliorées selon les directives des hôpitaux, par des entreprises françaises. L’intéressé ajoute à titre d’illustration qu’avec les 30 millions d’euros versés chaque année à Microsoft Irlande, il y aurait de quoi s’offrir les services de 300 développeurs « bien payés ».

« On envisage toujours toutes les options » rétorque néanmoins Bruno Carrière. Le représentant de la CAIH fait part de sa « difficulté à trouver des acteurs organisés et capables de comprendre les contraintes du secteur hospitalier », en vue de proposer une certaine continuité avec les produits Microsoft utilisés jusqu’ici. « Si l’on trouvait des conditions économiques et de service meilleures, il n’y a pas de raison que l’on ne soit pas attentifs à cette offre » assure-t-il. « Mais au jour d’aujourd’hui, je ne l’ai pas croisée ! J’ai croisé des militants, mais pas des gens qui seraient en capacité d’appréhender la totalité du faisceau de contraintes auquel font face les hôpitaux. »

« C'est facile de dire qu'il n'y a pas d'autre solution crédible quand on ne fait pas de publicité ni de mise en concurrence » peste pourtant Jeanne Tadeusz. La responsable des affaires publiques de l’Association de promotion du logiciel libre (April) fait valoir à cet égard que « les règles de la commande publique sont justement censées permettre à un maximum d'acteurs de répondre à une demande précise ».

La dépendance à Microsoft, une « spirale infernale »

« Peut être qu’un jour, ces décideurs informatiques comprendront les avantages pour eux, à moyen et long terme, de déplacer ces millions d'euros de dépenses en droits d'usage de logiciels vers des investissements en développements fonctionnels et de pérennisation des logiciels libres » poursuit Laurent Séguin. Et pour cause, une fois ce contrat terminé, en 2019, les hôpitaux devront rouvrir leurs porte-monnaie s’ils veulent continuer d’utiliser des produits Microsoft...

« Certes, l’on n'est pas dans une situation d’Open Bar classique (comme on a pu le voir avec la Défense), dans la mesure où de petits acteurs se sont regroupés pour essayer de faire – selon eux – au mieux face au quasi-monopole de Microsoft. Sauf qu’au final, ces hôpitaux renforcent ce monopole... » abonde Jeanne Tadeusz. Le travers est en effet répandu : les utilisateurs ayant leurs habitudes, il est souvent très difficile de les pousser à se servir de nouveaux logiciels. Microsoft sait ainsi qu’il peut avoir intérêt à accorder certains rabais, pour au final conserver ses clients sur le long terme. « C'est une spirale infernale de dépendance » soupire ainsi la représentante de l’April.

Même la très prudente DISIC, souvent qualifiée de « DSI » de l’État, mettait récemment en garde les pouvoirs publics à ce sujet. L’institution présidée par Jacques Marzin estimait ainsi en analysant le contrat Open Bar des ministères sociaux qu’une « étude sur les externalités économiques liées à ces contrats de location mériterait d’être réalisée ».  

La délicate question de l’optimisation fiscale

Le dernier problème soulevé par ce contrat, et pas des moindres, concerne une nouvelle fois les finances publiques. Ce marché a en effet été conclu avec la filiale irlandaise de Microsoft. Une stratégie bien connue du géant américain, qui lui permet de ne pas déclarer de bénéfices en France, où l’impôt sur les sociétés est bien plus élevé qu’en Irlande... « Les fonctionnaires de la DGFiP, qui cherchent désespérément à faire payer quelques impôts à Microsoft au vu de son chiffre d'affaires effectif dans l'Hexagone, apprécieront ! » commentait Laurent Séguin à propos de l’accord des ministères sociaux, lui aussi passé avec Microsoft Irlande. 

 caih microsoft

La CAIH, qui représente pourtant des acteurs publics, n’a-t-elle pas l’impression de participer aux pratiques d’optimisation fiscale de la firme de Bill Gates, et ce au détriment des finances publiques ? Bruno Carrière reste droit dans ses bottes. Le représentant de la centrale rétorque en effet que « l’Irlande est dans l’Union européenne », et que ce contrat est donc tout à fait conforme à la législation française. « Si nous avions contrevenu au droit de la commande publique, certains auraient pu saisir la justice » soutient-il à cet égard. L’intéressé vante d’ailleurs le travail « minutieux et précis » de ses équipes en vue de la préparation de ces documents juridiques.

« Si cela est certes légal, ce n'est pas franchement moral ! » regrette de son côté le président de l’AFUL.

Vers un socle de logiciels libres adaptés aux hôpitaux ?

Si ces débats auront peut-être des airs de guerre de tranchées aux yeux de certains, Jeanne Tadeusz essaie de se projeter dans le futur. « C'est maintenant qu'il faudrait se poser la question d’une migration, et non pas à un an de la fin du contrat, puisqu’il sera trop tard. On pourrait ainsi envisager d'autres solutions, à condition d’avoir une cartographie des besoins des hôpitaux. On peut aussi espérer au niveau politique, pourquoi pas, d'avoir une volonté de proposer des solutions libres... On voit qu'on a un socle interministériel de logiciels libres qui fonctionne : pourquoi ne pas envisager quelque chose de ce type-là pour les hôpitaux ? » s'interroge la représentante de l’April. Bruno Carrière nous l’a d’ailleurs assuré : pour l’avenir, la CAIH « ne ferme pas d’autres options. »

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