Jérémie Nestel, président de Libre Accès, s’est entretenu avec Laurent Chemla sur les questions actuelles posées par le numérique. On retrouvera ci-dessous la retranscription de cet échange, diffusé sous LAL (Licence Art Libre).
Que penses-tu de « cette mode » qui vise à implanter partout en France « des pôles numériques » avec l'idée à terme de se substituer « aux veilles industries » qui ont disparu ?
Difficile de critiquer l'idée de mettre des moyens à disposition des jeunes pousses en région, sur le principe. Ce qui me semble idiot, c'est de penser que ce type de développement pourra remplacer une industrie disparue.
Le numérique ne remplace rien : il transcende l'intégralité du tissu social et économique et diminue le besoin de travail humain (et donc nécessairement des millions d'emplois), et même si ici ou là, il peut permettre de recréer quelques services ce n'est pas ça qui « remplacera » le travail de masse. Il y a dans cette vision, une preuve supplémentaire de ce que j'appelle la « fracture temporelle » entre une vision passéiste d'un pouvoir qui cherche à revenir à un statu quo ante illusoire et un besoin pour la population d'un futur d'espoir plutôt que de peur. Pendant que les pouvoirs en place essaient de défendre des structures verticales moribondes, des rentes remontant au 19e siècle, des moyens de transport inadaptés au monde de l'après-pétrole... les citoyens, eux, changent de modes de consommation, préfèrent l'économie collaborative, le partage, et rêvent d'une politique qui donne envie plutôt que nostalgie. La fracture est énorme. La fin des industries ne signifie pas qu'une société crée moins de richesse, elle signifie seulement que cette richesse se crée avec moins d'efforts pour la population. La seule vraie question est celle de la répartition de cette richesse.
Surtout, pour revenir à la question, il est totalement débile de fournir des moyens pour aider au développement numérique (et de ce point de vue je le répète les choses sont plutôt positives, tant du côté du plan THD pour le développement territorial que des initiatives locales tendant à mettre en commun des outils utiles à tous) quand de l'autre main, on vote des lois sécuritaires qui détruisent une confiance sans laquelle le numérique ne peut pas se développer. C'est une attitude schizophrène.
Cette tension que tu évoques, entre « les lois sécuritaires » et « le soutien au développement numérique », ne traduit-elle pas une absence de pensée sur les technologies de la part du politique et des citoyens dans leur grande majorité ? N'y a-t-il pas une coupure entre les champs du possible offert par les TIC et la vie quotidienne de nombre de citoyens ?
Que le grand public n'ait pas toujours une conscience aigüe de l'influence du numérique sur sa vie, c'est possible : ces technologies (qui ne sont plus du tout « nouvelles ») imprègnent tous les domaines du quotidien d'une très grande majorité des gens. On n’a pas forcément toujours conscience du milieu dans lequel on vit, ni la volonté d'y réfléchir activement. Ça n'empêche pas de le connaître, et de se poser des questions quand ça devient nécessaire.
Quant à ne pas en imaginer l'influence potentielle sur le futur, ce n'est pas spécifique au numérique : les innovations sociétales ne viennent presque jamais d'une attente du grand public, mais d'une rencontre entre une idée individuelle et ce qu'en feront ceux qui se l'approprieront.
C'est d'ailleurs symptomatique d'une faillite intellectuelle du modèle des « start-ups » actuelles : à trop vouloir anticiper un usage et à imaginer un modèle économique préalable à l'ouverture d'un nouveau service, elles se coupent de l'adaptativité nécessaire à la rencontre avec le grand public et aux usages qu'il fera réellement de ce qui lui est proposé. Si Twitter et Facebook se sont imposés, c'est justement parce qu'ils ont mis en place un service sans chercher à savoir au préalable ce qu'en feront ses utilisateurs, et n'ont cherché que dans un second temps à monétiser cette utilisation (ce qui n'est pas forcément le plus facile).
On ne peut pas faire les choses à l'envers en essayant d'imaginer à l'avance le résultat d'une telle interaction, par nature chaotique, sans risquer de rebuter les gens. Ce serait comme de vouloir imposer un modèle de vie de couple dès la première rencontre. Mais en disant ça, on voit bien « qu'imaginer le champ des possibles » de l'innovation technologique est illusoire, et ne relève ni de l'innovateur ni du simple citoyen, mais d'une rencontre entre les deux, qui peut - ou non - créer un futur commun.
Ensuite, et ensuite seulement, se pose la question de la disruption et de ce qu'elle implique de changement dans le quotidien (et comment s'étonner du fait que la majorité des gens ne se projette pas dans un futur par nature imprévisible avant qu'il ne devienne le présent), et c'est la différence de réaction à ce changement qui crée la tension dont tu parles. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'en période de crise, le responsable du budget accueille favorablement un changement tandis que le responsable de l'ordre public le rejette violemment. Le premier cherche toutes les opportunités de créer de la valeur tandis que le second essaye par tous les moyens de préserver ce qu'il croit être la sécurité du statu quo ante. Ce n'est pas spécifique au numérique, ni même au politique. On retrouve le même type de tension jusque dans la gestion d'un ménage ou d'une entreprise.
Cet équilibre est sain, et ne devient un problème que si la réaction remet davantage en question le pacte social que la disruption elle-même. Quand la réponse sécuritaire met en danger la survie même de l'entité qu'on cherche à protéger (c'est aussi vrai d'un conseil d'administration qui refuse de s'ouvrir à un nouveau marché qu’un État qui préfère le passé à l'avenir), alors il est temps de penser à changer la structure de prise de décision.
En suivant les négociations entre les États-Unis et l’Union européenne sur le Partenariat Transtlantique de commerce et d’investissement, on s’interroge sur les espaces décisionnels et les différents rapports de force entre les multinationales, les États, et les stratèges de développement économique. S’il est temps de penser à changer « de structure de prise de décision », quelle alternative entrevois-tu ?
Je n'ai pas de réponse à ça. Je me sens, comme tout le monde, dépassé par ce que je ressens comme un énorme déficit démocratique, imposé par des puissances sans visage, qui n'ont sans doute d'existence qu'en tant que résultantes de trop nombreux éléments pour être énumérés. Il est donc presque impossible de se battre contre la, ou les causes de cette perte de souveraineté du peuple, puisqu'elles n'ont pas d'existence propre. La démocratie représentative ? Mais même si on pouvait l'abattre, par quoi la remplacer ? Les banques ? Les lobbies divers et variés ? La « finance » ? Le capitalisme ? Comment changer tout ça...
Sans même parler du TTIP, on vient d'avoir la démonstration de la supériorité de traités internationaux, souvent imposés de façon non démocratique, sur la volonté d'un peuple. La Grèce l'a pris en pleine face, et avec elle toute l'Europe en a encore la gueule de bois. Quand toi et moi rêvons de faire évoluer le droit d'auteur vers davantage de respect des droits du public, nous nous heurtons in fine à la Convention de Rome. Et il semble totalement impossible de revenir sur de tels traités, tant il est illusoire de voir des dizaines de pays, eux-mêmes soumis à toutes les influences déjà évoquées, se mettre d'accord en même temps.
Par ce jeu supranational des traités, les peuples ont été petit à petit dépossédés du libre choix de leur avenir, encadrés, enfermés dans cette toile qui impose le fameux « There Is No Alternative » (qu'il ne faut pas comprendre comme « c'est le seul choix intelligent », mais bien comme « nous nous sommes enfermés nous-mêmes dans cette prison »). On peut lutter sur tel ou tel point, très à la marge, mais pour encore combien de temps avant d'autres traités (tu cites le TTIP mais il y en a d'autres en préparation) ?
Personnellement, je ne vois à ça que deux sorties: une réaliste, et une utopique.
La sortie réaliste, c'est que la succession des crises (économiques, écologiques et sociétales) que cet enfermement cause finira assez vite par mettre à bas toute la civilisation, ne laissant que des ruines sur lesquelles on pourra - ou pas - reconstruire ce qu'on pourra, en n'oubliant jamais pourquoi l'humanité s'est plantée. Longtemps, j'ai répété que tout ce que j'entreprenais n'avait pour but que de créer les conditions de cette reconstruction.
La sortie utopique, c'est que le peuple trouve les moyens de casser sa prison sans détruire les infrastructures sur lesquelles est basée sa survie. Ça peut passer par une rupture technologique (invention d'une source d'énergie illimitée et sans danger par exemple, ou même la "singularité" à laquelle croient certains), ou par une prise de pouvoir réellement démocratique (qui suppose la mise à bas de toute structure « représentative »). On peut imaginer qu'Internet, parce qu'il tend à faire disparaître les intermédiaires dans tous les domaines, pourra rapidement permettre des prises de décision à l'échelle d'un pays qui se passeront de l'intermédiaire "politique". Mais ça supposerait déjà que les gens comprennent qu'ils n'ont plus besoin d'un guide et, rien que ça, c'est vraiment très, très utopique. Pour autant, certaines des pistes dont j'entends parler dans ce domaine commencent à me sembler sinon crédibles, au moins fonctionnelles. Et c'est nouveau.
Pour Lawrence Lessig, le problème n’est pas la corruption, mais le fait que l’argent définit les priorités des législateurs et influe sur les positions qu’ils défendent. Ne crois-tu pas que nous sommes en train de vivre, par l'avènement de traités comme le TIPP, de nouveaux totalitarismes favorisés par les TIC ?
Le totalitarisme, c'est quand l'État prend la totalité de l'espace social. Dans le monde des traités internationaux, c'est l'inverse: les États n'ont plus aucune place. On vient de le voir dans la crise grecque, mais c'est le cas à chaque fois qu'une oligarchie prend conscience qu'elle peut s'affranchir de tout « risque » démocratique en créant, via des traités, des instances supranationales non élues (TIPP donc, mais aussi Convention de Berne, Traité de Lisbonne, OMC, FMI...).
Quand ta capacité de lobbying international devient assez grande pour pouvoir influencer la politique de plusieurs Etats, tu peux les pousser à signer un traité qui empêchera ensuite tout choix démocratique des citoyens d'un de ces États qui irait à l'encontre de tes intérêts (sauf à ce que cet État se désengage, mais on vient justement de voir à quel point ses cocontractants peuvent devenir violents dans ce cas de figure).
Les grands groupes d'influence ne sont pas dirigés par des imbéciles, et ils n'ont fait que suivre l'exemple des peuples qui avaient créé le même type d'institutions pour garantir leurs droits à la fin du 18e siècle. Et comme de plus en plus de grandes industries ont compris cette faille de l'organisation sociale humaine, et en ont profité, l'espace démocratique s'est restreint au point où un Juncker peut se permettre de le dire sans la moindre honte : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Dont acte, mais ce n'est pas un totalitarisme.
À ceci, il y avait deux réponses possibles. Soit on organisait aussi la défense des droits des peuples à l'échelle internationale (mais le modèle de la démocratie représentative est peu adapté à cette échelle), soit on reconnaissait l'échec de la démocratie et on entre dans une ère techno-oligarchique qui ne laisse plus aucun espace de liberté plus faible. À l'évidence, et depuis les 50 dernières années, c'est ce second choix qu'ont fait tous les gouvernements.
Le rôle des TIC dans tout ça, j'ai un peu de mal à le voir. Elles participent à la prise de conscience de cet état de fait, en donnant au plus grand nombre accès à l'information, mais je ne crois pas qu'elles accélèrent un phénomène qui existe depuis bien avant leur avènement. Si tant est qu'elles jouent un rôle, c'est plutôt en donnant l'espoir que - grâce à elles - il sera possible soit d'organiser d'autres systèmes sociaux, peut-être plus respectueux des droits humains, soit de créer de nouveaux contre-pouvoirs à même d'amender l'existant. C'est d'ailleurs à peu près ce que souhaite faire Lessig, changer les choses de l'intérieur plutôt que de l'extérieur, ce à quoi j'ai cessé de croire depuis 20 ans.
Merci Laurent Chemla et Jérémie Nestel