Le plan de l'ICANN pour devenir le gestionnaire incontestable des ressources du Net n'est pas sans conséquences dans son organisation. Les acteurs qui en dépendent écrivent eux-mêmes leurs nouveaux pouvoirs, du service client aux décisions stratégiques.
La réorganisation de l'ICANN est en marche, et certains rapports de force pourraient bien être bousculés. Depuis fin juillet, l'organisme responsable des ressources d'Internet (noms de domaine, adresses IP, paramètres du réseau...) propose en consultation publique son plan pour sortir du joug américain (voir notre analyse). Il s'agit de détacher l'ICANN du département du Commerce américain, en laissant plus de place aux entités qui la composent : États, entreprises et société civile.
Le but est de prouver qu'il s'agit de l'organe essentiel pour le bien d'Internet, libéré de ses liens contractuels avec les États-Unis, sous une pression croissante après les révélations sur sa surveillance du réseau. La proposition de l'ICANN est présentée comme le fruit d'un an et demi de débats au sein de sa communauté, qui aurait décidé pour elle-même de son avenir.
Comme nous l'expliquions, cette société à but non-lucratif est censée devenir le simple gestionnaire des ressources du réseau, sans pouvoir de décision sur son avenir. Pour cela, une filiale de l'ICANN doit être créée pour représenter les trois communautés qui la composent : celles des noms de domaine (responsables des extensions, registrars..), celle de la numérotation (autour des adresses IP et noms de réseaux) et celle des paramètres du réseau (en contrat avec l'Internet Engineering Task Force, où se décident les standards).
Indépendante dans ses décisions, la PTI (Post Transition IANA) doit être la tête pensante de la machine, quand l'ICANN doit être les bras. Mais cette nouvelle séparation des pouvoirs entre la communauté (censée décider) et l'ICANN (censé exécuter) du quotidien n'est que la partie visible de l'iceberg. Les différentes communautés estiment avoir leur mot à dire dans la stratégie de l'organisme, qui était jusqu'ici la chasse gardée du conseil d'administration, et dans sa gestion du service client, qui n'était semble-t-il pas sa plus grande qualité.
Plus d’écoute pour les clients
Dans sa proposition, la communauté des noms de domaine institue une nouvelle entité, qui ne représente pas la communauté de l'ICANN (comme le PTI), mais ses clients. « La fonction IANA et l’ICANN sont financés par une redevance des registres [comme l’AFNIC] et des bureaux d’enregistrement des extensions génériques [comme Gandi ou OVH] » explique Pierre Bonis, directeur général adjoint de l'AFNIC, l'association qui gère les .fr. Problème : jusqu’ici, ces clients devaient s’adresser à l’administration américaine en cas de problème, ce qui pouvait s’avérer difficile pour un résultat aléatoire.
Si l’ICANN devient bien indépendant, les clients auront donc leur propre « comité permanent des clients » (CSC), capable de demander des comptes à l’organisation en cas de problème. Ce comité pourra notamment surveiller les performances du système au quotidien et remonter les problèmes non-résolus aux comités responsables de la politique des noms de domaine. « En tant que gestionnaires du .fr, c’est ce qui est le plus important pour nous. Ce n’est pas la politique, mais d’être dans une communauté des clients et remonter les problèmes » nous affirme l’AFNIC, qui espère également avoir son mot à dire sur certains sujets, comme la sécurité des noms de domaine.
Ceci dit, il reste du temps avant que tout ceci soit éventuellement mis en place. Tous les organismes (le PTI contrôlé par la communauté, le comité permanent des clients...) et les mécaniques de contrôle (contrat entre le PTI et l’ICANN, mécaniques de validation des décisions sur la racine DNS) sont encore à construire, ce qui risque d’être un travail important.
Un conseil d’administration qui n’a plus les pleins pouvoirs
Le contrôle de la communauté sur l’organisation et le fonctionnement quotidien n’est pourtant pas le seul sujet à traiter, loin de là. Les comités et organisations qui composent l'ICANN n'ont aujourd'hui aucun droit de regard sur les décisions du conseil d'administration, qui sont fondamentales dans la direction que prend le navire. Une situation pourrait bien prendre fin.
Un groupe de travail propose la création d'un organisme non-affilié à l'ICANN qui représentera les comités et « organisations supportrices » qui la composent. Pour la première fois, les groupes au sein de l'organisation pourront revoir ou bloquer des décisions du board, comme le budget annuel, des décisions stratégiques ou encore un changement des règles de fonctionnement. Cet organisme de la communauté pourra aussi décider de destituer un membre ou tous les membres du board.

Cette proposition est le fruit d’un long débat au sein de l’organisation, affirme Pierre Bonis : « Il y a eu une petite friction entre le tiers du board et plusieurs membres de la communauté sur cette question : comment donne-t-on du pouvoir aux communautés sur le board ? ». Une solution était de faire de chaque communauté une entité légale, qui peut attaquer l’ICANN devant la justice californienne. Elle a été rejetée.
« Ça a été assez violent, parce qu’il y avait cette possibilité de finir en justice entre les communautés et le board » nous explique-t-il. La solution retenue a donc été une entité unique au sein de l’ICANN qui peut démettre le conseil d’administration, mais ne peut pas aller devant la justice. Ce compromis a un défaut potentiel : est-ce que cette entité unique, qui doit représenter toute la communauté sur les questions stratégiques, pourra prendre des décisions fortes au bon moment ? « Tout dépendra de l’équilibre des votes au sein de l’entité » répond sobrement M. Bonis.
Une communauté vraiment aux manettes ?
Dans son document sur la transition, l’ICANN présente les propositions comme celles des trois communautés qui la composent. Dans celui sur le contrôle de l’organisme par la communauté, il s’agit d’un groupe de travail multi-partite. Ce lâcher-prise affiché est un excellent moyen de légitimer les changements à venir : l’ICANN ne décide pas de la suite, la communauté est aux commandes.
Une résolution de façade ? « Le board en tant qu’entité est resté en retrait des débats » nous assure Pierre Bonis de l'AFNIC. « Il est constitué d’élus de différentes communautés. Individuellement, des membres du conseil d’administration ont tenté d’influencer les débats dans leurs communautés, mais tout le monde les connaît et sait d'où ils viennent » poursuit-il. Le danger ne serait pas donc là.
« Il faut plutôt regarder le personnel, qui fait les comptes rendus, qui décide des appels d’offres pour les cabinets d’avocats qui testent juridiquement les propositions... qui sont américains » prévient M. Bonis. Mais ce ne serait pas la seule interrogation. Le groupe de coordination de la transition est composé de 30 personnes représentant 13 communautés au sein de l’organisme. « Il y a des discussions sur le poids des trois communautés » explique encore le responsable de l’AFNIC.
Un écart flagrant apparaît entre les communautés dans le quotidien de l’ICANN. En 2014, plus des trois-quarts des requêtes étaient associées aux paramètres du réseau, représentés par l’IETF, contre moins d’un quart pour les noms de domaine et 0,1 % pour la numérotation. Globalement, les propositions mettent très en avant le rôle de l’IETF au sein de l’ICANN.

Ces rapports de force sont tout de même conditionnés par un élément extérieur : le département du Commerce américain. Celui-ci a posé ses conditions à la transition de l’ICANN hors de son joug, notamment d’obtenir une adhésion large de la communauté, de garantir le fonctionnement du réseau et de ne pas le mettre entre les mains de gouvernements. Ces conditions sont-elles suffisantes à la transition ?
Les débats autour de la transition, « déjà un acquis »
Pour Pierre Bonis de l’AFNIC, « l’exercice [de transition] lui-même est un acquis ». « Si la transition échouait, ce ne serait pas si terrible que ça d'un point de vue technique. Ça le serait plus d'un point de vue symbolique et politique : les États-Unis seraient en porte-à-faux » après avoir présenté cette transition comme solution face aux « Internets d'États », poussés notamment par la Chine et la Russie au sein de l'ONU, estime-t-il.
« Cela fait des années que les États-Unis disent que l'ONU n'est pas démocratique parce qu'il n'est pas multi-acteurs » en n'intégrant que les gouvernements, estime le directeur général adjoint de l’AFNIC. Selon lui, un refus du projet de transition de l’ICANN par son pays de tutelle serait un échec pour deux raisons : soit les Américains considèrent qu’il doit avoir la main sur le réseau (donnant raison à leurs adversaires à l’ONU), soit ils estiment le projet proposé mauvais, ce qui serait l’échec du modèle multi-acteurs... Le rempart à un Internet contrôlé par les États. Concrètement, le risque d’un tel refus serait donc faible.
La version actuelle du texte serait proche de la version finale, après un an et demi de travail. La version finale pourrait éventuellement se diriger vers une version plus consensuelle, mais l’essentiel y serait déjà. L’empressement d’une partie de la communauté à mettre en place les mesures prévues (comme un contrôle renforcé sur les adresses IP pour septembre) en est un bon signe. Reste que le calendrier n’est pas acquis, notamment en période d’élection présidentielle aux États-Unis, où l’abandon de l’ICANN pourrait être une perte importante.
Dans l’absolu, cette transition ne modifiera pas fondamentalement la situation sur le réseau. « On nage dans le symbole » estime Pierre Bonis. « Vous pouvez avoir l’acceptation de la transition et de la redevabilité de l’ICANN, ça ne changera pas les rapports de pouvoir sur Internet. Ce n’est ni l’ICANN ni l’IETF qui donnent leurs pouvoirs à Google et Microsoft » poursuit-il. Pour lui, il faut des industriels assez forts pour définir des standards de fait ou porter leur voie au sein des institutions comme l’IETF, central dans les normes du réseau.