Saisie par les ministères sociaux, la Direction interministérielle des systèmes d'information et de communication de l’État (DISIC) a bien donné un avis favorable à la passation d’un marché de plus de 11 millions d’euros avec Microsoft Irlande. L’institution, souvent qualifiée de « DSI de l’État », a cependant émis de sérieuses réserves.
« Nous ne communiquons pas à l’extérieur les avis que nous rendons aux ministères ». Voilà ce que nous avait rétorqué la DISIC, le mois dernier, lorsque nous lui avions demandé une copie de l’avis rendu préalablement à la signature de ce marché subséquent au désormais célèbre contrat « Open Bar » du ministère de la Défense (voir notre article). La Commission d’accès aux documents administratifs, qui devait se prononcer sur ce refus le 10 septembre, n’aura toutefois pas à examiner notre dossier, puisque l’institution dirigée par Jacques Marzin vient finalement de nous transmettre une copie de son avis.
Rappelons-en l’objet : un contrat de 11,82 millions d’euros, en vertu duquel Microsoft fournit aux ministères du Travail, de la Santé, de la Jeunesse et des sports des « licences Office mais aussi des « CAL » (licences d’accès client) liées à l’accès aux serveurs bureautiques de partage de fichiers, aux serveurs de messagerie Exchange et à Sharepoint ». Le tout a été signé en janvier 2014 avec la filiale irlandaise de Microsoft pour une durée de quatre ans. Ce marché peut être qualifié d’Open Bar dans la mesure où il vise à équiper au « minimum » 28 600 postes informatiques, ce qui laisse à penser que le prix ne change pas, quand bien même le nombre d'utilisateurs augmente...
La DISIC en appelle à « l'extrême vigilance » des ministères sociaux
Que contient donc cet avis (PDF) signé en novembre 2013 par Jacques Marzin, le numéro un de la DISIC ? Certes, l’intéressé se dit « favorable » à la mise en œuvre du projet soumis quelques semaines plus tôt par les équipes des ministères sociaux. Il y a toutefois un « mais ». « J’attire cependant votre attention sur l’extrême vigilance dont vos services devront faire preuve : les conditions contractuelles de la mise à niveau de votre parc de postes de travail devront correspondre à la trajectoire que vous envisagez et la gestion des actifs fournis par Microsoft devra permettre de maîtriser la fin du contrat de 4 ans ; ces deux points majeurs peuvent en effet affecter de manière significative la pertinence et la rentabilité de ce projet » prévient ainsi Jacques Marzin.
Et pour cause. La DISIC affirme dans son avis que « d’un point de vue économique, l’équation est plus complexe que celle présentée » par les ministères porteurs du projet. Ceux-ci soutiennent actuellement avoir opté pour les solutions propriétaires de Microsoft « dans l’attente d’une solution interministérielle open source ». Et ce, pour rappel, sans aucun appel d’offres ni mise en concurrence. Sauf que ce scénario de transition fait l'objet de sérieuses réserves de la part de Jacques Marzin, lequel souligne d’ailleurs qu’il n’a eu connaissance d’aucun « audit approfondi du projet ».
Les ministères invités à étudier l’option LibreOffice
L’institution relève tout d’abord que le prix des licences Office « représente près de 50 % du coût total de l’opération ». « À moyen ou long terme, les alternatives à ces produits mériteront donc d’être étudiées » avertit ainsi le numéro un de la DISIC, en référence à l’équivalent libre et gratuit LibreOffice, d’ores et déjà utilisé par d’autres ministères.
Certains se souviendront d’ailleurs que la situation à ce sujet ne manque pas de piquant : le ministre du Travail François Rebsamen assurait en août dernier, au travers d’une réponse à une question écrite, que son ministère prévoyait « un désengagement progressif [de Microsoft Office] sur 4 à 6 ans à compter de 2014 ». Le tout quelques mois après que son ministère a conclu ce contrat de 4 ans avec Microsoft...
Un risque accru de dépendance à Microsoft
Deuxièmement, Jacques Marzin s’inquiète de voir les ministères sociaux devenir encore plus dépendants de la firme américaine. « Le risque lié aux offres actuellement proposées par les grands éditeurs tels que Microsoft, est d’utiliser leurs produits clés [tels qu’Office, ndlr] pour promouvoir d’autres produits ou prestations de service. Cela pourrait conduire, explique-t-il, en l’absence d’un pilotage rigoureux et précis, à augmenter l’adhérence de leurs logiciels avec le système d’information ministériel et ainsi à élargir l’assiette à reconduire à la sortie du marché, soit en renouvellement de licences, soit via l’acquisition de nouveaux produits et services. »
Autrement dit, la DISIC fait valoir que ce contrat est peut-être intéressant à court terme sur le plan financier, mais qu’il pourrait l’être beaucoup moins si dans un peu moins de 3 ans, les ministères sociaux devaient le renouveler ou acheter d’autres produits Microsoft pour la simple et bonne raison que ses fonctionnaires s’y sont habitués entretemps...

En conclusion, Jacques Marzin note ainsi que les éléments mis en exergue par ses services « permettraient sans doute de réduire l’écart entre les scénarios étudiés », ce qui laisse clairement entendre que d’autres solutions équivalentes auraient pu être prises en compte plus sérieusement...
L’intéressé ajoute au passage qu’au-delà de ce projet, « une étude sur les externalités économiques liées à ces contrats de location mériterait d’être réalisée ». Comme on pouvait s’y attendre, la passation de ce marché avec la filiale d’un géant américain basée en Irlande, pays connu pour ses « facilités » fiscales, n’a pas échappé au patron de la DISIC. « Les activités de location qui représentent des montants très importants pouvant en effet être facturés depuis d’autres pays, le chiffre d’affairse des filiales françaises soumis à l’impôt sur les sociétés diminue alors de manière significative. »
Mais pourquoi donc avoir finalement donné un avis favorable à ce projet ? « Le recours à cet accord cadre permet de sécuriser de manière transitoire [la stratégie des ministères sociaux] en suspendant les travaux de migration vers des solutions libres sur les domaines bureautiques » affirme le numéro un de la DISIC. Selon lui, ce projet « apparaît comme celui qui nécessite le moins d’investissement à court terme » – tout du moins si ses nombreuses mises en garde sont respectées...
Les ministères mis en garde en vue de la fin du contrat, en 2018
Ces critiques sont en tout cas loin d’être une surprise. « La signature de ce genre de contrat peut être vue comme une tentative, faite de bonne foi, de faire baisser les prix face aux pratiques de tarification abusives de Microsoft. Le problème est qu'au contraire, ce genre de contrat renforce la dépendance à Microsoft. Il est difficile d'en sortir et au final les ministères y laisseront la peau des fesses » avait ainsi réagi Frédéric Couchet, délégué général de l’association de promotion du logiciel libre (April), en apprenant la passation de ce marché. « Plusieurs millions d'euros, issus de l'argent du contribuable, sont encore une fois directement versés sur le compte londonien de Microsoft Irlande. L'État français est décidément bien complaisant envers ce scandale et démontre son incapacité à obliger Microsoft à faire transiter la vente de ses licences en France par Microsoft France » déplorait de son côté Laurent Séguin, président de l’Association francophone des utilisateurs de logiciels libres (AFUL).
Les ministères sociaux seront dans tous les cas attendus au tournant lorsque ce contrat arrivera à échéance, en janvier 2018. Manifestement tant par la DISIC que par les promoteurs du logiciel libre.