Orange dénigre-t-il les réseaux publics en fibre optique, qui amènent le très haut débit dans des campagnes souvent délaissées par les autres opérateurs ? C’est l’accusation portée par de nombreux acteurs publics qui dénoncent ce lobbying local, au moment où le plan THD déploie des kilomètres de fibre.
« Je me dois de vous faire part de l’attitude de l’opérateur Orange, feu France Télécom, à l’égard de notre réseau public de nouvelle génération. En effet, cet acteur important et incontournable de l’aménagement numérique, propriétaire du cuivre, délivre ouvertement des messages qui ont pour but de nuire à notre projet. » C’est en ces termes que Denis Leroux, l’élu en charge du réseau d’initiative publique (RIP) en fibre optique du Doubs, a alerté son préfet lors de la session publique du Conseil départemental, le 15 juin dernier (à 1h07 sur la vidéo).
En cause, plusieurs interventions de l’opérateur historique, qui critiquerait ouvertement le projet de réseau d’initiative publique en fibre jusqu’à l’abonné (FTTH), adoubé par l’État dans le cadre du plan France Très haut débit (France THD).
Comme nous l’expliquions il y a quelques semaines, l’État met en effet 3 milliards d’euros sur la table pour aider les collectivités à monter des réseaux publics en fibre là où les opérateurs nationaux ne viendront pas avant plusieurs années. L’objectif : 50 % de la population en très haut débit en 2017 et 100 % en 2022, dont 80 % en FTTH. Pour l’accomplir, le travail des départements et régions est indispensable, mais il ne semble pas du goût d’Orange, qui multiplierait les contre-feux pour ralentir ces projets.
Cette réaction, rapportée dans plusieurs départements, s’explique par un fait simple : Orange détient encore aujourd’hui la grande majorité de l’ADSL rural, sans véritable concurrence dans de nombreux endroits. Le réseau est géré par l’opérateur historique et les habitants sont abonnés chez eux. Ce sont des zones prioritaires pour des réseaux publics, la demande pour de meilleurs débits y étant très forte. Et entre un réseau cuivre vieillissant et un réseau fibre flambant neuf, le choix est rapide.
Des équipes dédiées à l’influence des collectivités
Pour Orange, le danger est donc de perdre des clients captifs, même en petite quantité aujourd’hui. Pour lutter, l’opérateur exploiterait plusieurs ressources qui lui sont uniques : l’étendue de son réseau, partout en France, sa forte implantation en local et sa légitimité d’ancien opérateur d’État, sur laquelle le groupe joue l’ambiguïté.
Dans le premier volet de notre enquête, nous avons détaillé la stratégie d’Orange lorsqu'il s'agit d'influencer les élus locaux, notamment ceux qui bénéficieront bientôt de la fibre optique. Le cœur du dispositif est la direction des relations avec les collectivités locales, dirigée jusqu’au 1er juillet par Bruno Janet, la figure historique des relations avec les élus du groupe. Cela sans compter les agents de terrain et les 1 500 élus salariés, choyés par l’opérateur, au rôle parfois flou. En jouant sur son image d’ex-France Télécom et sa gestion d’une grande partie du réseau Internet, notamment rural, Orange bénéficie encore d’une légitimité forte auprès des collectivités locales.
L’opérateur historique utiliserait cette légitimité à la fois pour pousser ses propres solutions, sur lesquelles il applique parfois une marge importante, et pour passer des messages auprès des élus. Parmi ceux-ci, l’idée que les réseaux publics en fibre optique seraient voués à l’échec car lancés trop tôt. Le groupe encouragerait des mairies, communautés de communes et départements à opter pour la montée en débit sur cuivre, qui évite l’arrivée d’un réseau concurrent au sien.
Orange, une préoccupation pour les réseaux en fibre optique
Ces derniers mois, les relations avec « l’opérateur national » seraient devenues une préoccupation des départements et régions qui veulent déployer de la fibre optique sur leur territoire, poussées par l’État dans le cadre du plan France THD. Si Orange ne met pas de bâtons concrets dans les roues des projets (en bloquant l’accès à son réseau par exemple), le discours de ses équipes locales nuirait aux initiatives des collectivités.
Le sujet serait devenu central pour les réseaux publics en fibre, au point d’être évoqué dans les instances nationales, comme l’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l'audiovisuel (AVICCA), qui regroupe de nombreux porteurs de réseaux publics. Son nouveau président, Patrick Chaize, a d’ailleurs longuement bataillé contre Orange autour du réseau fibre de l’Ain. « C’est mon premier conseil d’administration de l’AVICCA, le comportement d’Orange à l’égard des RIP, notamment en FTTH, est le point où il y a presque une unanimité » nous affirme de son côté Denis Leroux.
Pour saisir le problème, il faut comprendre l’importance de l’opérateur historique pour ces nouveaux réseaux publics, qui concurrencent les solutions en place. Orange possède des parties de l’infrastructure (comme des fourreaux) essentielles aux réseaux publics. Ils doivent donc collaborer au quotidien. Mais le plus important est le rôle de fournisseur d’accès : sans les grands opérateurs, un réseau public peut difficilement attirer assez de clients pour être pérenne. Les petits opérateurs, comme Alsatis, Kiwi ou Wibox ne suffisent pas à la rentabilité d’un réseau à long terme, de l’aveu même de leurs porteurs. C’est sur ces deux tableaux que joue l’ex-France Télécom.
La montée en débit d’Orange contre la fibre des collectivités
Dernièrement, ce système local se serait donc mis en marche contre les réseaux d’initiative publique (RIP) qui déploient de la fibre optique jusqu’à l’abonné. C’est ce qu’a dénoncé publiquement le Doubs à la mi-juin. Une première à notre connaissance, qui semble délier les langues sur le sujet.
Officiellement, Orange est un partenaire important des collectivités. « Nous sommes un ardent défenseur des RIP, parce que nous pensons que pour garder la France au premier rang du très haut débit, comme en haut débit, il faut le faire ensemble de façon complémentaire » nous déclare ainsi Bruno Janet. Dans les faits, la société contribue effectivement aux réseaux d’initiative publique, en déployant certains d’entre eux, soit en amenant ses offres Livebox aux personnes qui y sont raccordées. Mais chaque accord se signe au prix de contraintes pour les collectivités.
Pour que le groupe accepte de déployer un réseau public commandité par un département ou une région, plusieurs conditions doivent être remplies. Orange doit avoir la maîtrise entière du projet, de sa conception à sa commercialisation, en passant par son déploiement. Une collectivité qui veut confier la réalisation du réseau à une entreprise et la commercialisation des lignes à une autre ne recevra pas d’offre. Ensuite, le réseau doit privilégier la montée en débit dans les zones rurales. Un projet misant essentiellement sur la fibre optique n’est pas immédiatement viable selon le groupe, donc à éviter. Enfin, le projet doit couvrir au moins un département, ce qui est le cas de la majorité.
Ces quelques règles peuvent être considérées justes, tant qu’Orange agit comme constructeur de réseau. S’il ne vient pas, d’autres entreprises prendront bien le contrat à leur place. Mais l’opérateur historique est aussi fournisseur d’accès, avec ses offres Livebox. C’est là que les soucis commencent. Comme nous l’expliquions, les collectivités estiment qu’un réseau public a peu de chances d’être pérenne à long terme sans les offres des opérateurs nationaux. Si un réseau ne suit pas les règles techniques et commerciales d’Orange, celui-ci menacerait de ne pas y commercialiser ses offres, soit de signer son arrêt de mort commercial.
Selon de nombreux témoignages directs que nous avons pu relever lors de nos différents échanges, des équipes de l’opérateur (avant tout la direction des relations avec les collectivités) discréditeraient les réseaux publics en fibre auprès des élus locaux et des entrepreneurs. D’une région à l’autre, les arguments sont étonnamment les mêmes, certains interlocuteurs parlant d’éléments de langage. « La fibre est une erreur stratégique, nous ne sommes pas compétents pour concevoir un réseau, nous n’arriverons pas à le commercialiser, ce n’est pas viable, regardez ce qu’ont fait d’autres départements et faites de la montée en débit » résume le président d’un syndicat mixte.
Selon les collectivités, des exagérations et un besoin de « réinformer »
Pour Orange, un réseau d’initiative publique en fibre serait aujourd’hui voué à l’échec, aucun grand opérateur ne pouvant venir s’y connecter avant plusieurs années, une fois les zones denses couvertes. En attendant, le groupe recommande officiellement la montée en débit sur cuivre, qui préserve son réseau. Dans les discussions avec les collectivités, les critiques ciblent d’abord certains points importants de chaque réseau, effectivement améliorables.
Mais selon certaines collectivités, les équipes locales n’hésiteraient pas à utiliser des arguments moins « loyaux » pour convaincre de la fragilité des RIP fibre. Dans une réunion, ce sont les coûts de raccordement de chaque foyer qui seraient multipliés par dix. Dans un autre événement, c’est la vision du marché des entreprises qui serait critiquée à tort, par exemple. Les élus locaux qui s’interrogent sur le déploiement du réseau public et contactent Orange auraient aussi droit à des arguments détournés, pour les encourager à déployer de la montée en débit sur cuivre (avec des coûts sous-évalués) là où le plan du département prévoit une couverture « radio », en WiMAX ou en 4G par exemple.
« Je voudrais vous dire à quel point ces messages sont insupportables, que nous ne les laisserons pas prospérer, car ils sont mensongers et n’ont qu’un seul but, celui de préserver aussi longtemps que possible le bon vieux réseau téléphonique dans les campagnes du Doubs » lançait Denis Leroux devant le préfet du Doubs à la mi-juin, en référence à des discours similaires.
Pour des fonctionnaires de départements et élus interrogés, un travail régulier de « réinformation » doit être effectué après le passage d’Orange dans certaines communes. Un chargé de mission numérique nous a indiqué qu'il estime que 10 % des demandes des maires de son département sur le projet suivent une rencontre avec l’opérateur, qui a promu au passage la montée en débit. Un travail supplémentaire devenu nécessaire.
Des méthodes officiellement contestées par Orange
« Je fais une analyse très locale, avec une analyse des débits de la commune, je regarde le niveau de service disponible, je viens le voir avec des cartes, des statistiques, on étudie ensemble les cas particuliers des entreprises qui ont des problèmes... » détaille-t-il. « Nous sommes dans une action de contre d’un discours » affirme un autre département, qui reçoit également des remontées d’attaques d’Orange à destination de ses élus locaux.
Les récits sont nombreux, de tous les coins de l’Hexagone : une tentative de dissuasion avant une présentation publique d’un RIP, des réunions en forme de sermons, des messages passés lors de visites de routine, une altercation entre un responsable du groupe avec un porteur de projet public... Il est pourtant difficile de parler d’une démarche systématique. Orange nie en bloc ces méthodes, encore plus leur systématisme, et les collectivités interrogées restent en général prudentes sur leur étendue.
Interrogé sur ces accusations, l'ex-patron de la DRCLG d'Orange nie tout agissement de son groupe, y compris dans le Doubs. « Je n’ai jamais rien dit sur le Doubs. Ce que j’ai dit, je l’ai dit avec les élus. J’ai dit que nous ne pourrions pas être candidats sur le projet tel qu’il est envisagé. C’est tout ce que nous avons dit. Quand on nous a demandé si on serait client, on a répondu qu’on choisira en fonction de critères commerciaux une fois le réseau lancé. Je n’accepte pas le dénigrement. Ce n’est pas quelqu’un de chez moi ou de chez Orange qui a dit ça » nous explique-t-il. Le groupe admet tout de même suivre en amont certains dossiers des collectivités, pour les conseiller et leur permettre un accès rapide aux offres du groupe.
Fraîchement arrivé au poste de directeur des relations avec les collectivités, Cyril Luneau tient la même ligne que Bruno Janet. « Je ne suis pas au courant de ces cas. Ce n’est pas du tout la position du groupe » explique-t-il simplement.
L’agacement affiché de certains réseaux d’initiative publique
Au-delà même des témoignages recueillis ces dernières semaines, les interventions publiques de certaines collectivités sont aussi précises à ce sujet. Lors de la dernière rencontre entre collectivités et opérateurs (GRACO) organisée par le régulateur, l’ARCEP, des langues se sont déliées.
« Sylvain Valayer [directeur du réseau public Ardèche-Drôme Numérique] ose dire tout haut ce que pensent certains : les RIP sont condamnés à plier face aux exigences des deux grands opérateurs », Orange et SFR, tweete l'un de ses anciens collègues. « Injecter des millions d'euros pour construire des RIP sur lesquels ne viennent pas les 'gros' opérateurs. Est-ce bien raisonnable ? » se demande d'ailleurs Patrick Gilles, chargé de mission aménagement numérique du Rhône-Alpes.
Plus généralement, Twitter est l’occasion de messages clairs sur les méthodes de l’opérateur historique. « Ils arpentent les communes rurales pour dissuader de faire du FTTH et vendre de la montée en débit. Et ils pinaillent sur de la sémantique... » s'agace par exemple Yan Pamboutzoglou, directeur du syndicat mixte Dorsal qui gère le réseau public du Limousin :
@lafibre Ils arpentent les communes rurales pour dissuader de faire FTTH et vendre de la MED. Et pinaillent sur de la sémantique ... WTF!
— Y. Pamboutzoglou (@DirDORSAL) 3 Juillet 2015
Des conséquences à démontrer et une stratégie à définir
Si les propos contre les RIP fibre semblent se multiplier, l'efficacité de la méthode n’est pas prouvée. Selon les responsables de réseaux d’initiative publique interrogés, l’opérateur serait surtout actif auprès des élus locaux quand la fibre optique est en cours de déploiement, soit trop tard pour arrêter le projet. Au pire, nous explique-t-on, certaines mairies ou communautés de communes pourraient raccorder leurs habitants en montée en débit de leur côté, sans l’aval ni les finances du département qui définit le plan.
Reste tout de même un dommage d’image pour des réseaux publics qui veulent porter le développement numérique au niveau local. Le « besoin » de défaire la communication du premier opérateur privé est perçu comme un contre-sens : Orange est un partenaire national du plan France THD, qui saboterait en local sa légitimité. Reste à savoir si ce discours auprès des collectivités perdurera. Bruno Janet, à la tête de la direction des relations avec les collectivités pendant dix ans, ayant pris de nouvelles fonctions le 1er juillet.
« Le vrai problème actuel, c'est que les grands opérateurs n’ont pas encore pris d'options concernant les RIP, qui ne sont peut-être pas assez importants » avec au mieux quelques dizaines de milliers de lignes, explique Patrick Chaize de l'AVICCA. « Il n’y a pas de position ferme sur la fibre et sur l’avenir des réseaux. Le jour où le patron d’Orange dira clairement que la fibre est le réseau de demain, qu'il faut y aller et qu'ils fourniront leurs services de manière sûre et définitive dessus », alors la situation s'améliorera nettement, estime-t-il encore.
En attendant, la branche du groupe sur le terrain continue d’appliquer la stratégie de l'entreprise, centrée sur la possession du réseau et la montée en débit là où la fibre n’a pas d’intérêt immédiat. « La stratégie qui est en place depuis 2004, c’est de tout faire pour ralentir, et quand on ne peut plus ralentir, on prend tout le monde de vitesse. On peut tout faire pour que ça n’arrive pas. Quand ça arrive, on peut dénigrer pour que ça vivote, et si ça démarre vraiment, on écrase tout le monde par la vitesse » résume un ancien du groupe.
Malgré les difficultés actuelles, les réseaux de fibre optique ne s’inquiètent pas tant pour leur avenir. La lutte d’aujourd’hui serait nécessaire pour collaborer demain. Là où Orange en tant qu'opérateur d'infrastructure est dur avec les projets de RIP, ils deviendront à terme l'un de leurs principaux partenaires.
Les réseaux publics qui se lancent comptent voir arriver les grands opérateurs d'ici cinq ans, quand ils auront assez de prises et une base technique jugée convenable. Les relations se seraient déjà apaisées avec certains RIP fibre « anciens », comme celui de l'Ain, après une bataille qui a pourtant terminé en justice. Après Numericable-SFR, Orange est ainsi sur les rangs pour y proposer ses offres aux particuliers. Souvent cité en exemple par les autres réseaux publics, le cas de l’Ain serait ainsi le symbole du pragmatisme de l’opérateur historique.