Alors que le projet de loi numérique devrait être l’occasion pour le gouvernement d’instaurer une nouvelle catégorie juridique propre aux « données d’intérêt général », Emmanuel Macron et Axelle Lemaire ont confié en toute discrétion une mission sur cette épineuse question à Laurent Cytermann, maître des requêtes au Conseil d’État. Ses conclusions sont attendues pour la semaine prochaine.
Des données publiques aux données d’intérêt général
« Pourquoi se limiter aux données publiques ? » s’était faussement interrogée la secrétaire d’État au Numérique, Axelle Lemaire, lors d’un discours consacré à la politique gouvernementale d’Open Data. L’intéressée avait alors annoncé qu’elle souhaitait que son projet de loi numérique soit l’occasion d’introduire dans notre droit un statut spécifique à ces données qui sont en quelque sorte à la frontière entre la sphère publique et privée, mais qui présentent malgré tout « des externalités fortes » pour le public (environnement, transports, logement, santé...).
Le problème est qu’aujourd’hui, seules peuvent être ouvertes sur le fondement de la loi « CADA » de 1978 les « données publiques » de l’État, des collectivités territoriales et des institutions chargées d’une mission de service public administratif. Autrement dit, rien n’oblige pour l’instant la SNCF à ouvrir ses informations relatives aux horaires ou aux prix de ses trains. Il en va de même pour les données de certains opérateurs tels qu’EDF, l’Office national des forêts, l’Établissement français du sang, etc.
Des avis très divergents sur la question
Comment s’y prendre pour instaurer ce nouveau statut juridique ? En mars, le rapport Jutand sur les données de transport proposait au gouvernement de rendre « réutilisable de droit » toute « information produite dans le cadre de services au public [et] dont l’ouverture est considérée d’intérêt général, car elle rend possible la mise en place de nouveaux services à l’intention du public ». Ces dispositions plutôt vagues auraient eu pour avantage de s’appliquer de manière souple et évolutive au fil du temps, d’autant qu’elles évitaient d’avoir à rechercher un lien entre le producteur des données et une personne publique (convention entre une société de bus et un Conseil général par exemple).
Sauf qu’il y a quelques semaines, le Conseil national du numérique a rendu un avis totalement différent. L'institution s'oppose en effet expressément à la création d’une catégorie propre aux données d'intérêt général, laquelle « serait par définition de portée trop large et floue ». La qualification juridique des informations rentrant dans ce périmètre s’avèrerait en outre « trop complexe pour être mobilisable simplement », ce qui « risque par ailleurs de créer une insécurité juridique chez les acteurs privés ». En lieu et place, le CNNum en appelait à des approches plus souples (dialogue, incitations...) – et donc bien moins impératives – avec les personnes concernées.
Une mission confiée en catimini
En dépit de ces avis divergents, le gouvernement a confirmé le 18 juin dernier, lors de la présentation de sa stratégie numérique, qu’il instaurerait bel et bien cette nouvelle catégorie de données. L’exécutif semble néanmoins être encore à la recherche du dispositif optimal... Nous avons en effet appris qu’il avait confié voilà plus d'un mois (et en toute discrétion) une mission sur cet épineux sujet à Laurent Cytermann, maître des requêtes au Conseil d’État. Celui-ci est accompagné dans ses travaux par des membres du Conseil général de l’économie et de l'Inspection générale des finances.
Sa lettre de mission, signée le 4 juin par Emmanuel Macron et Axelle Lemaire, se révèle très précise. Laurent Cytermann est invité, « dans le cadre de la préparation du projet de loi relatif au numérique », à :
- Définir le périmètre des données d’intérêt général et les critères qui permettraient de retenir cette qualification.
- Identifier la manière de répondre aux questions juridiques posées par une éventuelle ouverture de ces données, tant au regard du droit de propriété que du droit de la concurrence, de la protection de la vie privée, etc.
- Proposer des modalités de mise en œuvre de l’ouverture des données d’intérêt général, pourquoi pas en impliquant certaines autorités indépendantes (telles que la CADA par exemple).
Le tout devra bien entendu se concrétiser sous forme de « mesures législatives et réglementaires ». Ce n’est néanmoins qu’à « titre complémentaire » que Laurent Cytermann pourra se pencher sur d’éventuels « instruments de droit souple susceptibles d’encourager les démarches volontaires d’ouverture ».
Des conclusions attendues pour la semaine prochaine
Ces dispositions « clés en main » sont attendues par le ministère de l’Économie et du numérique pour le 15 juillet au plus tard. Le gouvernement explique qu’au regard des nombreuses mesures législatives adoptées ou restant en discussion (sur le registre national de taxis de la loi Thévenoud ou l’ouverture prévue par le projet de loi sur la santé...), il « souhaite disposer aujourd’hui d’une doctrine cohérente et d’un cadre juridique pour étendre ces dispositifs [relatifs à ces données perçues comme d’intérêt général] ». L’exécutif veut dans le même temps éviter « de conforter les rentes de situation ».

Cette mission lancée jusqu’ici sous silence demeure d’autant plus surprenante que la présentation du projet de loi numérique semble imminente, Axelle Lemaire ayant promis de dévoiler son texte « avant la fin du mois de juin ». Contacté à plusieurs reprises, le cabinet de la secrétaire d’État au Numérique n’a cependant pas donné suite à nos sollicitations.
Pendant ce temps, la mission Cytermann devait consulter plusieurs institutions telles que la CADA, la CNIL, l’Autorité de la concurrence, etc. Même le collectif SavoirsCom1 a annoncé avoir été auditionné. Celui-ci se dit cependant « assez réservé sur la pertinence de la notion de données d’intérêt général », préférant une extension du périmètre de la loi de 1978 aux « données produites par des SPIC ou des organismes recevant des subventions publiques ». À ses yeux, l’introduction de cette catégorie juridique « pourrait même s’avérer dangereuse, en servant d’alibi au maintien de redevances » (voir son analyse).