Suite à un litige né aux Pays-Bas, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) va devoir trancher une série de questions épineuses. Principalement, est-ce que le fait de poster un lien vers un contenu illicite est lui-même constitutif de contrefaçon ?
GS media édite le site Geenstijl.nl, l’un des sites les plus visités des Pays-Bas. En octobre 2011, ce site se fait bruyamment l’écho d’un lien vers FileFactory, hébergeur australien de fichiers. Ce lien renvoie vers une série de 11 photos de la présentatrice Britt Dekker, alors âgée de 19 ans, que Playboy publiera deux mois plus tard. Dans la foulée, une chaine de TV, Powned, propriété de GS Media, évoque elle aussi ces contenus, photos à l’appui.
Après intervention de Sanoma, l’éditeur de Playboy en Hollande, FileFactory retire les fichiers, mais ceux-ci sont remis en ligne sur Imagehack.us. Les nouveaux liens se retrouvent sur Geenstijl, re-retirés chez l’hébergeur, mais re-remis en ligne... L’effet Streisand habituel. En novembre 2011, Sanoma hausse le ton et demande à Geestijl de faire le ménage dans ses pages. Opposition du site qui, au contraire, multiplie les posts, notamment ce 7 novembre 2011, accompagnés des liens litigieux. Il refuse catégoriquement un tel retrait, opposant que « si les liens ne sont plus autorisés, c’est la fin de l'histoire pour l'Internet tel que nous le connaissons. »
Pas d'autorisation préalable des ayants droit
Comme détaillé par EULawRadard, l’affaire prend un tournant judiciaire. Sanoma évoque une violation des droits d’auteur via ces hyperliens. Devant les juges, les protagonistes se déchirent sur le fait de savoir si le lien, qui avait d’abord été diffusé sur FileFactory, viole ou non le droit d’auteur, voire le droit de citation, sans compter l’épineuse question de l’équilibre entre droit de propriété et liberté d’expression.
Le 4 avril 2015, devant la Cour Suprême des Pays-Bas, la question prend un tournant européen. En effet, les juges se demandent si finalement ces multiples liens relèvent bien d’une « communication au public ». Cette problématique, diablement juridique, a déjà été tranchée dans deux affaires (Svensson et Bestwater ) : pour simplifier, lorsqu’on place un lien en ligne, il n’est pas nécessaire de recueillir une nouvelle autorisation des ayants droit dès lors que le public visé par ce lien n’est pas nouveau. En d’autres termes, faute de « communication à un public » nouveau, il n’y a pas de « communication au public ». Du coup, bye-bye le risque de contrefaçon : la sacro-sainte autorisation de l’ayant droit n’est pas nécessaire, puisque le public a déjà accès à l’œuvre (voir la note complète du professeur de droit Valérie Laure Benabou).
Cependant, dans ces deux dossiers, un détail de rigueur a été parfois négligé par certains médias qui l’ont aussi commenté : les ayants droit avaient là autorisé la première mise en ligne. La CJUE a simplement considéré qu’une nouvelle autorisation n’était pas nécessaire, comme l’a confirmé dans nos colonnes le juriste Alain Strowell.
Un lien vers un contenu illicite est-il illicite en lui-même ?
Dans le dossier ouvert aux Pays-Bas, la haute juridiction a justement estimé qu’on ne pouvait déduire de l’actuelle jurisprudence européenne une réponse certaine sur cette problématique. Mais les juges hollandais ont dans le même temps flairé la difficulté de cette question, laquelle hante les cours de droits et de la justice depuis des années : « beaucoup de travaux peuvent être trouvés via Internet, alors qu’ils ont été publiés sans l'autorisation de la partie prenante. Il n’est pas toujours facile pour l'opérateur d'un site web, quand il diffuse un lien hypertexte vers tel emplacement, de vérifier si l’auteur a accordé son autorisation initiale ». Faute de réponse interne, ils ont donc décidé de soumettre une pluie d'interrogations à la Cour de Justice de l’Union européenne :
- Est-ce que le fait pour une personne, autre que le titulaire de droits, de mettre un lien vers un site diffusant un contenu de ce titulaire, sans son autorisation et accessible à l’ensemble des internautes, est ou non une communication au public ?
- Le fait que le titulaire des droits ait déjà autorisé une préalable mise à disposition sur Internet peut-il ou non avoir une incidence sur cette première question ?
- Est-il pertinent que celui qui place le lien sache ou devrait savoir que le titulaire de droit n’a pas autorisé cette diffusion en ligne, ou que l’œuvre n’a pas non plus été mise par ailleurs à la disposition du public auparavant avec l’accord du titulaire du droit d’auteur ?
- En cas de réponse négative à la première question, si le site lié n’est pas facilement accessible, s’agit-il alors ou peut-il alors s’agir d’une communication au public puisque le fait de placer l’hyperlien facilite largement la découverte de l’œuvre ?
- Pour jauger ce critère, celui qui place l’hyperlien devrait-il savoir que le public des internautes ne peut pas facilement trouver le site Internet auquel l’hyperlien renvoie ou y avoir accès ?
- Enfin, « faut-il tenir compte d’autres circonstances pour répondre à la question de savoir s’il y a communication au public lorsqu’un hyperlien donnant accès à une œuvre qui n’a pas encore été mise à la disposition du public auparavant avec l’autorisation du titulaire du droit d’auteur est placée sur un site Internet ? »
On remarquera au passage que la première question vise les sites, non les contenus hébergés, ce qui pourrait provoquer quelques troubles dans la réponse attendue... Bref, la CJUE a été invitée à éviscérer le lien illicite sur Internet pour tenter d’y apporter des solutions en harmonie avec le droit européen. L’affaire, qui sera suivie de près par les mordus de l’autorisation exclusive comme ceux du partage absolu, est désormais susceptible de modifier le visage de l’Internet dans tous les États membres de l’Union européenne.