Le 22 mai dernier, Copie France a été condamné par le tribunal de grande instance de Paris à rembourser un trop versé de 1,08 million d’euros à Auchan et Carrefour. Les sociétés espéraient plus de dix fois plus. En vain.
La vie tumultueuse de la redevance pour copie privée a été marquée en France par plusieurs annulations de barèmes décidées par le Conseil d’État (là et là par exemple). Les douze représentants des ayants droit présents en force au sein de la commission copie privée ont en effet fait adopter des prélèvements musclés à l'aide de deux leviers : les pratiques de copies illicites et les duplications professionnelles. Problème : ces usages, qui ont permis de justifier des taux en hausse, sont découplés de la redevance pour copie privée. Pour le premier, il s’agit de contrefaçons dont la réparation se compense par les seuls dommages et intérêts. Pour les seconds, le droit européen n’autorise ce prélèvement qu’à l’égard des particuliers pour leurs usages privés. Bref, il exclut tout prélèvement des entreprises et autres structures (associations, etc.).
Face à une pluie d’annulations qui ont parsemé ces dernières années, certaines grandes sociétés ont fait leur compte. Elles ont en effet payé de la redevance copie privée calculée sur des barèmes soit torpillés par la justice, soit méconnaissant ces principes ignorés par les ayants droit. C’est dans ces conditions qu’en avril 2011, Carrefour Import, Carrefour Hypermarché et Auchan ont réclamé de Copie France, percepteur des ayants droit, la restitution de millions d’euros adossés aux lecteurs MP3, MP4, disques durs externes, tablettes, CD-R, DVD-R mis en circulation par elles.
Mais les choses ne sont pas si simples dans le monde feutré de la copie privée, où les règles sont parfois d’une étonnante subtilité.
Attachantes règles de rattachement
Carrefour Import espérait par exemple un retour de 3 millions d’euros pour les produits entrés sur le marché entre 2008 à 2011. Pourquoi ? La société considère qu’elle n’avait rien à payer sur le fondement de quatre décisions de la commission copie privée (9, 10, 11, 13), concernant cette période. Toutes ont en effet été annulées par la justice administrative. Cependant, dans son jugement du 22 mai, le tribunal de grande instance de Paris a repoussé l’analyse : déjà, la première vague des supports en litige (essentiellement des baladeurs MP3 et MP4) a été administrativement rattachable à d’autres décisions (la 6 et la 7). Pour déterminer ce critère de filiation, les juges se sont appuyés non sur la date de facturation (correspondant en effet aux dates des décisions 9, 10, 11, et 13), mais sur celle des sorties de stocks (touchant cette fois à l’agenda de la 6 et 7).
Pas d’effet direct de la directive droit d’auteur dans un litige privé
Pas de souci ! Carrefour Import a rétorqué que la décision 6 n’a certes pas été annulée, mais celle-ci serait inapplicable, car incompatible avec le droit européen. En effet, cet ancien barème n’excluait pas les professionnels de son périmètre. Il y a aurait donc une erreur manifeste dans l’application du droit puisque la législation européenne, disions-nous, épargne les pros. Le TGI a là encore repoussé l’argument : la directive sur le droit d’auteur, qui encadre la copie privée en Europe, peut être invoquée par une personne privée dans un litige l’opposant à l’État, non à une autre personne privée (pas d’effet direct horizontal, disent les juristes). Circulez !
Pour les ayants droit, l’analyse est une très bonne nouvelle qui permettra d’aiguiser les armes contre d’autres contentieux. Cependant, tout n’est pas rose : ce point avait justement été esquivé par Imation. En novembre 2013, devant la cour d’appel de Paris, statuant toutefois en référé, la société avait utilement fait valoir que les sociétés de gestion collectives étant armées d’agents assermentés, disposant de prérogatives fortes pour la gestion du service public culturel, elles disposaient d’une sorte de coloration publique. En clair, elles apparaissent à bien des égards comme une émanation de l’État, plus que comme une simple personne morale de droit privé. Conclusion pour ce fabricant de supports : il serait possible d’appliquer les rigueurs du droit européen dans un litige d’apparence privée (la question est actuellement examinée au fond).
Pas de rétroactivité des barèmes annulés
À l’égard de la décision 7, Carrefour Import a rappelé au juge que ce barème a lui aussi été annulé. Mais dans son jugement, le TGI de Paris s’est remémoré la douce générosité du Conseil d’État : il a certes torpillé le barème 7, mais uniquement pour l’avenir, exception faite des contentieux en cours. La société en question n’ayant pas introduit à l’époque de procédure devant les juges, sa demande s’est donc heurtée à un mur : « tous les paiements intervenus au vu des factures basées sur les décisions 6 et 7 étaient justifiées et ne peuvent donc donner lieu à aucune répétition » (remboursement d’un enrichissement sans droit, dans le jargon), lui ont opposé les juges, ce 22 mai.
Mais pourquoi cette annulation non rétroactive ? C’est dans la quasi totalité des cas une habitude au Conseil d’État, dès lors qu’il se penche sur les bugs de la copie privée. En effet, les sommes prélevées par Copie France les années précédentes ont depuis belle lurette été réparties entre les différentes sociétés de gestion collective (SACEM, SACD, SCPP, Adami, Spedidam, etc.) puis dans les poches des créateurs, sans oublier les 25 % des flux qui ont financé des festivals et autres soutiens à la culture. Bref, impossible de faire machine arrière ! Cette état de fait représente un confortable cadeau pour les ayants droit, puisqu’au total, depuis 2001, la masse des sommes prélevées indument dépasse les centaines de millions d’euros.
Carrefour obtient malgré tout 430 000 euros
La victoire de Copie France n’a cependant pas été totale. Pourquoi ? Une seconde vague de produits importés par Carrefour était bien rattachable à la décision 11 (lecteurs MP3 et MP4, entre janvier 2009 et décembre 2011). Mieux, Carrefour Import avait eu bon nez d’introduire une action peu avant la décision du Conseil d’État. La société était donc assurée d’obtenir le remboursement de la redevance payée sur le fondement de barème illicite !
En fait, loin de là. Droit français et européen sur les genoux, le TGI a jugé que le paiement de la redevance est dans tous les cas obligatoire, car dans le même temps, les utilisateurs finaux ont pu réaliser des copies privées. Seule concession, tenant compte qu’une partie des produits a été vendue à une clientèle professionnelle, corrigeant les barèmes, il a simplement obligé Copie France à restituer un trop versé de 230 000 euros à Carrefour Import.
Dans un second litige, il s’agissait toujours de Carrefour, mais dans sa composante « hypermarché ». Les agendas, les arguments et les réponses ont été identiques, sauf que cette fois, Copie France a été condamnée à rendre 200 000 euros au titre des baladeurs MP3 et MP4 commercialisés entre janvier 2009 et décembre 2011.
Et 650 000 euros restitués à Auchan
Enfin, le TGI a été appelé le même jour à trancher un dernier litige opposant Auchan à Copie France. Le terrain de guerre ? La redevance payée sur les lecteurs MP3 et MP4, les clefs USB, les disques durs externes, tablettes, CD-R, etc. qui garnissent ses rayons. Selon elle, plus de 7,4 millions d’euros ont été indument versés aux ayants droit, car, là aussi, reposant sur des barèmes annulés ou peu en phase avec le droit européen.
La réponse du TGI sera là encore la même : les directives n’ont pas d’effet direct dans les litiges privés, les barèmes annulés ne l’ont été que pour l’avenir, laissant inattaquable les prélèvements passés, peu importe qu’ils soient illicites. Enfin, s’agissant des sommes effectivement litigieuses, les utilisateurs ont pu dans le même temps réaliser des copies privées. Il serait donc inique de laisser les ayants droit sans le sou.
Calculatrice dans une main, arrêts du Conseil d’État dans l’autre, le TGI a cependant considéré qu’il y avait bien eu un trop versé sur deux périodes : entre janvier 2009 à décembre 2011 (CD-R, CD-RW, DVD-R, DVD-RW, baladeurs MP3 et MP4, clés USB, disques durs externes) et février à décembre 2011 (tablettes tactiles). Pourquoi ? Car Auchan a dû payer de la redevance pour des produits qu'elle a vendus à des pros. Bon prince, le TGI a demandé aux ayants droit de lui restituer 650 000 euros.
Au final, Copie France devra donc verser 1,08 million d’euros à Auchan et Carrefour (Hyper et Import). Une goutte d'eau face aux 200-250 millions d'euros prélevés chaque année. Les trois entreprises réclamaient la restitution de 13,5 millions d’euros.