Projet Ara : le long chemin du smartphone modulaire de Google

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Projet Ara : le long chemin du smartphone modulaire de Google

Début 2014, Google présentait un projet fou : un smartphone modulaire, personnalisable à l’envi, grâce à des éléments remplaçables en un clin d’œil. De quoi en finir avec les itérations annuelles des smartphones ou le gaspillage. Un an plus tard, nous avons discuté avec les acteurs impliqués, pour savoir où en est cette idée et ce qu’il faut en attendre.

Que se passerait-il si chaque pièce d’un smartphone était un module changeable et personnalisable à loisir, pour un coût modique ? C’est l’idée du projet Ara, conçu par le groupe ATAP (Advanced Technologies and Products), un laboratoire de recherche et développement de Google. Au-delà du défi technique, l’équipe derrière le smartphone modulaire a l’ambition de régler quelques problèmes des smartphones actuels, avec le minimum de contreparties.

L’objectif est de concevoir un squelette contenant des éléments minimaux (écran, module Wi-Fi et processeur) qui coûte moins de 50 dollars à produire. L’utilisateur pourra ensuite acheter des nouveaux modules, directement à leurs constructeurs par exemple via l'Ara Marketplace, une application dédiée et gérée par Google. Pour le responsable du projet, Paul Eremenko, interrogé par The Verge début 2014, « aucun téléphone monolithique ne deviendra le téléphone de 5 milliards de personnes ».

Si un seul smartphone doit dominer la planète, il doit se plier aux envies des utilisateurs, jusque dans sa conception matérielle, estime-t-il. Ce qui serait impossible si le choix est limité par le fabricant du terminal. Pour éviter de se perdre dans le choix de centaines de modules potentiels, fournis par ses partenaires, Google compte sur des classements au sein de l’application et des fonctions sociales, comme la possibilité de cloner la configuration d’un ami.

Projet Ara MAKEwithMOTO
Crédits : Google ATAP

Pour le groupe californien, c’est l’occasion d’essayer de nouvelles technologies, et surtout de nouveaux choix de conception des modules. Il s’agit par exemple d’expérimenter des batteries de grande capacité, mais avec une durée de vie réduite (nombre de cycles de charge et décharge moins importants). C’est un compromis différent de celui proposé aujourd’hui par les constructeurs de smartphones, qui soudent en majorité leurs batteries et donc doivent garantir un nombre minimal de rechargements pour chaque exemplaire. Remplacer une batterie morte prématurément ne serait ainsi plus un problème.

L'un des buts affichés est de « démocratiser l'écosystème matériel, de le briser, pour supprimer les constructeurs (OEM) comme intermédiaires », dans l'idée de mettre directement en contact les concepteurs de modules et les clients, explique encore Eremenko à The Verge. Ainsi, les concepteurs de modules ne seraient plus limités par les constructeurs, ce qui est censé permettre à de nouveaux noms d’arriver sur le marché... du moins si Google le veut bien.

Quand des anciens de l’armée jouent aux Lego

Au départ, le groupe ATAP était une division de R&D de Motorola Mobility, acquis par Google en 2011 pour 12,5 milliards d’euros et revendu, en partie, en 2014 à Lenovo. Au moment de la revente, le groupe de Mountain View a décidé de garder le groupe de recherche. Il reste séparé de Google X et de ses « moonshots » (« objectifs lune »), les projets à long terme comme les lunettes connectées (Google Glass) ou les voitures sans chauffeur, dont la gestation peut durer (très) longtemps. Au contraire, dans le groupe ATAP, il est requis de sortir rapidement une version exploitable, sous peine de voir son travail abandonné.

Cette philosophie est héritée de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), la branche de R&D de l’armée américaine à l'origine de certaines des technologies les plus utilisées dans le monde, comme ARPAnet (l’ancêtre d’Internet) ou le GPS. Les responsables du groupe ATAP en sont en fait issus, comme Paul Eremenko, en charge du projet Ara. Ils y travaillent sur des technologies mobiles, comme Tango, un smartphone capable de modéliser en 3D l’environnement qui l’entoure, qui a quitté le giron d’ATAP début 2014. Les équipes ont deux ans pour développer leur concept, avant qu’il ne soit validé, abandonné ou... vendu. « L’innovation sous pression est une pression de haute qualité » explique-t-il à The Verge, la contrainte obligeant à se passer de la bureaucratie. Un projet de batterie à haute capacité, qui devait multiplier par cinq l’autonomie des smartphones a, par exemple, été abandonné au bout de neuf mois, n’étant pas satisfaisant.

Le projet Ara, lui, est né après le rachat de Motorola par Google. Les premières explorations de l’idée ont commencé à l’automne 2012, quand le travail a réellement débuté en avril 2013, rapporte TIME. Une étape déterminante (officieuse) a été le concept de Phoneblocks du designer néerlandais Dave Hakkens, un téléphone modulaire construit sur le modèle des Lego, censé être plus écologique. La vidéo de présentation, lancée en septembre 2013, a été suivie par l’annonce officielle du projet Ara fin octobre. Depuis, Dave Hakkens est impliqué dans la conception du smartphone, et Phoneblocks y est officiellement associé, même si le groupe n’explique pas clairement en quoi la vision d’Hakkens a été déterminante.

Un autre élément important a été « MAKEwithMOTO », une initiative du groupe ATAP de l’époque Motorola. En 2013, l’entreprise a organisé une tournée de cinq mois aux États-Unis pour évaluer l’intérêt d’un smartphone modulaire et recruter des testeurs pour le projet Ara. La tournée a exploité le Moto X, le porte-étendard du constructeur, lancé fin 2013 et qui a signé le renouveau de Motorola. Personnalisable en ligne avant la commande, le smartphone l’était encore plus dans le camion « MAKEwithMOTO », qui pouvait imprimer en 3D des accessoires adaptés. Une inspiration importante, qui a montré la voie à Google pour ses smartphones modulaires.

Des modules magnétiques pour les dominer tous

Un smartphone Ara est composé de deux éléments de base : un squelette et des modules à enficher. Avec deux ans pour proposer une version viable, l’équipe du projet a dû rapidement trouver une solution pour connecter les blocs au smartphone, à la fois pour qu’ils puissent communiquer efficacement (rapidement et en consommant peu) et tiennent bien en place... Pour éviter de jouer au Petit Poucet à chaque sortie.

Google s’est tourné vers l’architecture UniPro, imaginée par Nokia et Philips et développée par l’alliance MIPI. Les deux entreprises sont parties de l’idée que les communications entre les modules d’un smartphone pouvaient être conçues comme un réseau Ethernet (avec son « routeur » et ses couches). Le projet n’était pas à la base pensé pour des modules interchangeables, mais il semble bien s’y prêter.

Le groupe californien a choisi Toshiba pour obtenir « l’endosquelette », la plaque centrale du smartphone, sur laquelle les modules viennent s’agréger. « Toshiba est un contributeur de longue date à la standardisation du MIPI UniPro, qui est la technologie-clé d'Ara. Nous avons été choisis pour fournir un switch UniPro et deux puces bridge équipées d'un large choix d'interfaces pour une flexibilité maximale » nous explique le constructeur. Le switch centralise et renvoie les données vers chaque module quand ils communiquent entre eux, ceux-ci pouvant ouvrir jusqu’à deux connexions directes vers un autre. Les deux bridges, eux, permettent à certains modules de communiquer avec le switch, l’un pour un usage général, l’autre pour des usages précis.

Projet Atap Endo squelette
Crédits : Google ATAP

En eux-mêmes, les modules sont épais de 4 mm, coque comprise. Ils sont maintenus au cadre par des aimants électro-permanents. Un simple signal électrique permet de changer le statut de l’aimant : accroché ou décroché. Cette solution a été privilégiée par rapport à des attaches physiques, plus épaisses et moins fiables. La logique est la même pour l’alimentation et la communication des modules : au lieu de points de contact physiques, qui peuvent facilement se salir ou se dégrader, Google a opté pour un système d'induction.

Chaque module et chaque emplacement disposent d’une petite plaque à induction pour les transferts de données. Le tout transite par un espace d’environ 0,15 mm entre le module et le smartphone. Chaque module devrait ainsi être capable d’ouvrir deux connexions à près de 10 Gb/s chacune, avec quelques millisecondes de latence. Ils seraient aussi capables, par défaut, de fournir et de recevoir de l’électricité. C’est l’une des principales nouveautés physiques du projet Ara, dont l’équipe targue régulièrement les mérites.

« Nous sommes sûrement à un point d'inflexion technologique. Avec la loi de Moore et les avancées de la miniaturisation, nous pouvons fournir un système 25 % à 30 % plus imposant qu'habituellement à cause de la modularité. Des données montrent que c'est acceptable pour le consommateur, et que la valeur perçue de la personnalisation excède de très loin cette contrainte » affirmait Paul Eremenko en ouverture de la deuxième conférence pour développeurs, la DevCon 2, en janvier dernier. Un smartphone Ara devrait mesurer environ 1 cm d’épaisseur. Pas de quoi crier au scandale, donc. Trois tailles sont prévues : « mini », « medium » (d’environ 5 pouces) et « jumbo » (équivalent phablette), avec une épaisseur fixe.

Du noyau aux applications, Android doit s’adapter

Le matériel n’est qu’un versant du problème. Une partie d’Android a dû être repensée pour s’adapter à Ara. Ses concepteurs ont dû créer une spécification logicielle pour la communication entre les applications et les modules UniPro, nommée Greybus, toujours en s’inspirant de la logique d’un réseau (modèle OSI). Contrairement à un smartphone classique où chaque élément est statique, les modules sont interchangeables, ils doivent donc pouvoir se signaler eux-mêmes au système. Comme sur un réseau Ethernet, les modules Ara peuvent donc s'identifier, via Greybus. La spécification s’occupe également de la gestion des flux réseau, en permettant par exemple de donner priorité à un message important d’un module pour un autre, au milieu d’un autre flux de données.

Projet Ara prototype Spiral 2
Crédits : Google ATAP

Pour les communications proprement dites avec Android, Greybus s’inspire des périphériques USB ou PCI, où des « classes de protocole » permettent d’assurer la compatibilité avec un module encore inconnu du système. Une nouveauté dans le monde mobile, où jusqu’ici le pilote de chaque élément est déjà fourni avec l’OS. « Nous devions définir tous les types d'appareils. Nous l'avons fait » affirmait Greg Kroah-Hartman, développeur du noyau Linux, lors de la DevCon 2. Actuellement, la batterie, le vibreur et le NFC fonctionnent. D'autres éléments sont en cours de travail (l’entrée et la sortie audio, les senseurs et l'appareil photo) quand des parties essentielles arriveront plus tard (Wi-Fi, Bluetooth, modem cellulaire, GPS, lampes et écran). Les protocoles existants (« legacy »), comme l’USB, seront eux gérés par les bridges.

Greybus est en partie développé par Linaro, une entreprise spécialisée dans l’open source pour puces ARM, qui travaille également sur le framework Android qui assure la compatibilité de l’ensemble. Quand Greybus gère les communications avec le matériel, le framework modifie en profondeur la manière dont Android gère les éléments du smartphone. Le but est de fournir une base commune à Android, qui permette entre autres le changement de module à chaud (« hot swap »). Selon George Grey, le directeur général de Linaro, les principaux objectifs sont d’utiliser des pilotes plus génériques, d’apprendre à Android à utiliser le meilleur matériel à un moment précis et de revoir la gestion de certaines règles, comme celles liées aux permissions (SELinux), trop statiques pour un matériel modifiable.

Un point intéressant à noter : une fois le module connecté et reconnu, le firmware peut directement être téléchargé depuis le Google Play Store. Il se pourrait donc que les services Google Play, fournis uniquement aux constructeurs qui répondent aux exigences du groupe californien, soient obligatoires pour les smartphones Ara. Des méthodes de téléchargement alternatives pourraient tout de même émerger, mais elles n’ont pas encore été évoquées.

Des prototypes fonctionnels... mais pas trop

À sa première conférence pour développeurs, la DevCon 1, en avril 2014, Google avait présenté son premier prototype de smartphone, le Spiral 1. Pour le groupe, ce prototype a été une étape cruciale. « Il démontrait qu'un smartphone avec un tel niveau de modularité est possible, et qu'il peut démarrer (au moins la plupart du temps) » a expliqué David Fishman, chef de projet sur Ara, lors de la DevCon 2. Il a permis de confirmer le choix d’UniPro et la communication électrique par induction, chaque module pouvant émettre ou recevoir de l'électricité. Cette version utilisait un circuit logique programmable (FPGA), très flexible, qui peut être reconfiguré à tout moment selon les besoins.

Lors de la DevCon 2, Google a dévoilé le Spiral 2, dont la principale différence avec le Spiral 1 tient à son système : au revoir le FPGA pâte-à-modeler, bonjour le circuit ASIC optimisé pour des usages précis. Le passage à un ASIC est le premier signe de l’avancement technique du projet, le prototypage étant assez affiné pour passer à cette architecture. De même, cette version utilise des électro-aimants permanents pour maintenir les modules en place. Pour Google, ce deuxième prototype doit être capable de passer un appel en 3G, de permettre le « hot swap » et de renforcer la solidité de l'appareil. Début janvier, la version modifiée d'Android démarrait correctement, mais les interactions semblaient encore impossibles, même avec l’écran.

Tout n’est donc pas encore prêt pour le lancement commercial : un troisième prototype (le Spiral 3) est censé arriver au deuxième trimestre, avant une dernière version destinée au lancement pilote, avant la fin de l’année. Cette troisième itération devrait être une autre avancée majeure, notamment en supprimant les contacts électriques physiques entre le squelette et chaque module, pour ne laisser que la plaque à induction. Elle devra être utilisable par un client. Entre le troisième prototype et le pilote, l’équipe devra avoir trouvé des solutions à d'autres points importants, comme fournir une autonomie d’au moins une journée et supporter la 4G LTE.

La version actuelle, le Spiral 2, contient dix emplacements. D’une part, deux à l'avant pour l'écran et (logiquement) le module gérant l'audio et le capteur de proximité. D’autre part, huit à l'arrière pour différents modules (batterie, appareil photo, Wi-Fi et Bluetooth, 3G ou 4G, chargement USB, processeur, haut-parleur et batterie dans la démo d'avril). Si les modules sont interchangeables, les emplacements ont des tailles définies liées à leur agencement. Par exemple, l'antenne, économe en place, a sa place en haut du téléphone, perpendiculairement à l'appareil photo. Rien n’empêche de se passer de photo et d’ajouter un autre module, mais ce dernier devra être de la même taille.

Des partenaires en pagaille, qui doivent développer les modules

Les deux ans impartis au projet Ara ne doivent pas mener qu’à un prototype, mais à un lancement commercial, avec assez de partenaires pour que l’idée soit viable. Google s’est associé à une trentaine d’entreprises et d’organisations. Parmi eux, beaucoup de grands noms, qui collaborent déjà avec Google sur Android. L’un des principaux est Toshiba, qui conçoit le squelette des smartphones pour Google. L’entreprise travaille également sur des modules de référence, qui doivent servir de base pour les développeurs.

Toshiba nous dit travailler actuellement sur un module d’appareil photo, qui sera sûrement suivi d’un module de chargement sans fil, de modules NFC et TransferJet, pour les transferts de données à très courte portée. « Nous n’avons aucune intention de produire des modules Ara. Nos clients, les développeurs de modules, conçoivent eux-mêmes leurs gammes. Le rôle de Toshiba est de leur fournir des designs de référence pour réduire leurs cycles de développement et simplifier le processus de conception » nous explique le groupe.

D’autres géants de l’électronique sont de la partie, comme Nvidia et Marvell. Nvidia compte fournir sous forme de module son processeur mobile de référence, le K1, quand Marvell proposera son quadcore économique PXA1928. Ils suivent Rockchip, qui a été l’un des premiers à rejoindre le train. Google s’est aussi associé à InnoLux, l’un des principaux fabricants mondiaux d’écrans, pour ceux de ses terminaux.

Projet Ara Yezz
Crédits : Yezz Mobile

La plupart des partenaires ont été sélectionnés par Google pour construire des modules. « Yezz a réfléchi à cent idées de modules, dont une manette, du NFC, du paiement sans contact, un altimètre... Tout ce qui peut découler d'un tel smartphone. Le focus est mis sur les sept, huit éléments de base » nous a expliqué en début d'année Avenir Télécom, le distributeur en France de Yezz, un fabricant de smartphones à bas prix, qui a accompagné le boom du mobile en Amérique du Sud. Si elle est encore peu connue en Europe, la marque est l’un des principaux partenaires de Google. Elle avait présenté un « prototype » du smartphone au dernier Mobile World Congress, en mars.

À l’époque, Yezz n’en était qu’aux idées de modules, semble-t-il comme la plupart des partenaires, qui arrivent en bout de chaine. Google contacte ces entreprises et leur demande des idées, que le groupe américain valide avant une éventuelle conception. Yezz s’est fait remarquer pour l’originalité de certains modules, comme un étui à panneau solaire ou une manette de jeu qui rappelle les grandes heures du Sony Xperia Play. D’autres propositions originales ont émergé ailleurs, comme Do.Ra, un détecteur de radiations conçu par la société russe Intersoft, dans le but de compléter (ou remplacer) les équipements plus lourds comme les compteurs Geiger.

On voit désormais mieux où Google veut en venir avec son projet Ara et quels sont les moyens mis en oeuvre. Il reste néanmoins à voir quelle sera la liberté de mouvement des partenaires qui développeront des modules et comment Google vendra son smartphone aux clients, qui risquent d'être un peu perdus dans ces histoires de modules. Une chose est sûre, il risque de parfaitement bien s'articuler avec un autre projet du géant du Net : le forfait de téléphonie mobile Fi.

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