Jacques Marzin est le numéro un de la Direction interministérielle des systèmes d'information et de communication de l’État (DISIC), l’institution en charge de coordonner les actions des administrations en matière d’informatique. Dans une tribune publiée la semaine dernière, il a enjoint le secteur public à « aller plus loin » en matière de logiciels libres. Un appel qu’il a bien voulu expliquer plus en détail à Next INpact.
Plus de deux mois après l’actualisation du Socle interministériel de logiciels libres (SILL), Jacques Marzin a soutenu dans les colonnes de Silicon que la diffusion de cet espèce de catalogue dépourvu de valeur contraignante se devait d’être « étendue ». Tout en reconnaissant que l’impact de ce socle sur l’administration était « difficile à objectiver », l’intéressé expliquait que « sa pénétration n’augmentera que si l’on fournit aux informaticiens un réel accompagnement dans le déploiement de ces logiciels ».
Il préconisait ainsi la mise en place d’une « gouvernance interministérielle renforcée autour du libre », et plaidait pour que l’État laisse ses agents contributeurs du libre « consacrer, sur une période donnée, une fraction significative de leur temps de travail à des travaux sur le logiciel libre ». Selon Jacques Marzin, « la stratégie de l’État en matière de logiciel libre ne peut plus dépendre du bénévolat, de l’altruisme et des compétences d’un cercle restreint de passionnés ».
Pourquoi estimez-vous que le secteur public doit aujourd'hui « aller plus loin » en matière de logiciels libres ?
Les réflexions que j'ai émises sont tirées des conclusions découlant de nos travaux interministériels autour des messageries électroniques au sein de l'administration. 60 % des fonctionnaires disposent de solutions issues du monde libre (LibreOffice,...). Pour autant, ils utilisent chacun la leur. Ceci laisse des sentiments mitigés en termes de qualité de service, etc.
Nous avons donc atteint la conviction – partagée avec les ministères qui ont fait ces choix-là – qu'il serait temps réellement de « faire communauté ». C'est-à-dire de ne pas avoir seulement l'édiction de souches, mais de se préoccuper collectivement de leur mise en œuvre, avec une réflexion interministérielle, plutôt que de reproduire avec les technologies du libre les développements en silo que l’on connaît par ailleurs. Le libre me paraît quand même l'exemple même sur lequel nous devons pouvoir faire communauté !
Mais qu'est-ce qui vous a vraiment poussé à écrire cette tribune ?
Nous souhaitons renforcer et étendre l’action du groupe de volontaires qui animent le SILL. Et dans la mesure où nous souhaitons davantage associer à nos travaux sur les logiciels libres les informaticiens des collectivités territoriales, des opérateurs de l'État et du monde hospitalier, une tribune m'a semblé être le meilleur moyen de les toucher.
Doit-on comprendre que ce besoin est encore plus fort aujourd’hui qu’hier ?
Non, c’est juste le contexte qui nous pousse à mener ces réflexions. En l’occurrence, l’unification de la messagerie autour du libre. Le choix des composants et de leur packaging sera particulièrement impliquant. D’autant que ces choix s'articulent avec un vrai projet de SI. Il ne s’agit donc pas seulement d’un catalogage intelligent des solutions libres bonnes pour le service.
Qu’est-ce qui permettrait d’après-vous à l’État d’aller « plus loin » en matière de logiciels libres ?
Une meilleure organisation du travail.
Vous en appelez dans votre tribune à une « nouvelle gouvernance interministérielle dédiée ». Concrètement, qu’entendez-vous par là ?
Ce que je cherche, c'est que la DISIC soit plus prescriptive et plus directive en termes de ligne éditoriale qu'elle ne l'a été jusqu'ici. L’idée est donc qu'il y ait une instance au niveau national qui décide et qui arbitre, par exemple lorsqu’il s’agit de l’arrêt de telle solution, etc. Nous voulons un « drive » plus puissant. Cette impulsion nouvelle est surtout rendue possible par l'expansion de nos missions et de nos moyens.
Vous souhaitez également que les employeurs publics allouent à leurs agents « une fraction significative de leur temps de travail » pour des travaux sur le logiciel libre. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette proposition ?
L’idée n'est pas seulement qu'ils consacrent leur temps aux logiciels libres, c'est qu'ils le consacrent dans le cadre d'une action nationale de type interministérielle. Comment fait-on communauté dans le monde du libre ? On le sait, grâce aux contributeurs volontaires. Certains d’entre eux d’ailleurs sont issus des sociétés privées, lesquelles les autorisent à travailler sur le libre et pas exclusivement sur leurs produits. Ce devrait être le même principe dans la fonction publique. Si nous voulons faire communauté, il ne faut pas s'imaginer que ce sera en demandant la mutation à la DISIC des agents travaillant dans les ministères... Les employeurs ne vont pas les laisser partir, pas plus qu'un contributeur privé laisserait aller à la concurrence ses meilleurs collaborateurs !
Nous n’essayons pas de construire un centre de services partagés à la québécoise, mais plutôt de nous orienter vers une situation où les contributeurs seraient laissés sur place et feraient l’objet d’un contrat – même informel – avec leurs employeurs. Ce dernier quantifierait l’énergie de travail et le temps réservés aux projets de mutualisation autour du libre. Des projets se traduisant par des tests, des qualifications voire des contributions à des souches libres.
Pourquoi n’envisagez-vous pas d’autres outils plus contraignants, qui pourraient par exemple consister à imposer certaines solutions aux administrations ?
Ce n'est certainement pas au travers d'une tribune que j'émettrais ce genre de choses, j'en parlerais d'abord au Premier ministre ! Et puis surtout ce n'est pas l'esprit de la circulaire de Jean-Marc Ayrault sur le logiciel libre. Il y a des domaines où la contrainte dont vous parlez est envisageable, mais dans bien d’autres, dont celui du libre, elle ne s'y prête pas. Il n'y a donc pas de raison d'afficher une politique volontariste d'obligation, qui n'existe d'ailleurs dans aucun État au monde.
Pour prendre un exemple plus concret, le contrat dit « Open Bar » entre Microsoft et le ministère de la Défense doit prendre fin d’ici 2017. Quel rôle la DISIC compte-t-elle jouer afin de promouvoir des alternatives libres ?
La DISIC a fait son travail autour du SILL. Elle n'intervient jamais dans les procédures d'achat des ministères.
L’année dernière, la députée Isabelle Attard avait demandé à tous les ministères de dévoiler le détail de leurs dépenses en logiciels, en séparant propriétaire et libre. Elle n’a à ce jour obtenu quasiment aucun retour. Savez-vous pourquoi ?
Nous répondons tous les ans à Madame Attard, et nous sommes en train de préparer la réponse à ses dernières questions. Mais les interrogations qu'elle soulève ne sont pas faciles à cerner. Nous savons combien coûtent les logiciels propriétaires, puisqu'il suffit de cumuler le coût des licences – bien que ça suscite quelques approximations, notamment quand les licences sont intégrées dans le matériel, comme pour tous les PC sous Windows. Mais quand on parle de calculer le coût d'un logiciel libre... Moi, calculer le coût d'un logiciel gratuit, j'ai un peu du mal ! Entre le support qui est souvent éclaté et le temps de travail des agents, c’est très complexe. D’autant que nous ne disposons pas à l’échelle de l’État de paie analytique qui permettrait de décompter les ETPT attachés à la maintenance de souches libres.
Vous n’avez donc aucun élément de réponse à nous donner sur ces dépenses logicielles ?
Non. Je peux par contre parler de taux de pénétration du libre, puisque nous mettons progressivement en place des indicateurs traduisant son utilisation, segment par segment. 60 % des fonctionnaires de l'État utilisent des outils de communication libre (mails, agenda, contacts...). Je suis capable de vous dire combien coûtent les 40 % restants qui utilisent du Microsoft. Mais pas en détail combien coûte le libre à l'administration.
Le problème avec ces taux de pénétration, c’est qu’ils peuvent être biaisés dans la mesure où une partie des agents qui utilisent du libre peuvent disposer en plus d’Outlook, la solution de Microsoft...
Généralement, ce n'est pas le cas. Je parle vraiment des ministères où les logiciels libres sont utilisés institutionnellement par l'ensemble de la structure. Pour la messagerie par exemple, tous les utilisateurs jouent le jeu. Dans le domaine de la bureautique, en revanche, il est vrai que certains d’entre eux continuent à utiliser Word, même s'ils disposent de LibreOffice sur leur poste de travail.
LibreOffice nous pose d'ailleurs un vrai problème, comme d'autres outils de communication libre, c'est qu'ils ne sont pas conformes au règlement sur l'accessibilité au sein de l'administration. Je veux bien qu'on privilégie le logiciel libre, mais j'ai beaucoup de mal à expliquer aux travailleurs handicapés qu'il faut qu'ils aillent travailler ailleurs puisqu'on a choisi le libre... C'est en partie pour cela que nous avons relancé la gouvernance du libre : l’une des priorités que nous nous sommes donnée, est en effet de monter en accessibilité LibreOffice. Nous allons porter ce sujet à bras le corps car la communauté semble s’en désintéresser...
Quel regard portez-vous sur la récente décision de la CADA, qui a donné un avis favorable à la communication du code source d’un logiciel développé par l’administration ?
Je n'ai pas de commentaire à formuler sur les avis de la CADA. Il y a un vrai sujet... Est-ce qu'un code est un document ? Je pense qu'à un moment donné, la parole sera donnée à un jury d'un autre niveau sur cette question. C'est un sujet extrêmement complexe. Je ne suis pas juriste, donc je ne m'aventurerais pas sur ce terrain.
Je ne suis pas habilité à répondre à cette question, mais je ne voudrais pas non plus que par effet de bord, on amène l'administration à ne choisir que des logiciels propriétaires pour ne pas avoir à fournir leur code.
Merci Jacques Marzin.