Devant le TGI de Paris, une affaire d’importance pourrait asséner un sérieux coup dans le dos de Jamendo et même de tout l’écosystème des musiques libres de droits. Selon la SACEM et la SPRE (société pour la perception de la rémunération équitable), les lieux sonorisés qui diffusent ce type de contenus doivent malgré tout payer la rémunération équitable. Telle est l’aventure subie par Saint Maclou, l’enseigne spécialisée dans les revêtements de sol et la décoration d'intérieur.
Le groupe Saint Maclou avait conclu en février 2009 avec MusicMatic France un contrat de 24 mois, renouvelable. Son objet ? Diffuser des musiques libres de droits dans les rayons de ses surfaces commerciales. Le 22 mars 2013, la société reçoit cependant un courrier de la SACEM lui enjoignant le versement de 117 826,84 euros. La SPRE, pour qui la SACEM est mandatée, lui précise dans la foulée que les musiques libres de droits ne sont pas libres de rémunération équitable.
Rémunération équitable ? Prévue par l’article L214-1 du code de la propriété intellectuelle et instaurée par la loi Lang de 1985, cette redevance gérée par la SPRE prend la forme d’un versement dû par les radios, télévisions, discothèques, mais également les lieux sonorisés en fonction des relevés de diffusion ou de sondages. Une fois les sommes collectées, elles sont réparties entre ses sociétés membres (SCPP, SPPF, ADAMI et SPEDIDAM), 50 % au profit des artistes interprètes, 50 % pour les producteurs. En pratique, c’est la SACEM qui assure la collecte de cette rémunération équitable, pour le compte de la SPRE, du moins pour les droits portant sur la sonorisation des lieux et les manifestations occasionnelles (bals, kermesses, banquets, etc.).
Après cette missive, Saint Maclou a donc initié deux fronts : d’un côté, elle a demandé la résiliation du contrat avec MusicMatic(*), de l’autre, elle a contre-attaqué la SPRE et la SACEM.
L’affaire est toujours en cours, mais un point notable : Jamendo et MusicMatic (désormais maison mère de Jamendo) ont profité de l’occasion pour soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que le TGI de Paris a cependant rejetée le 6 mars dernier (télécharger le jugement en PDF). Il faut dire que la plateforme bien connue propose des contrats commerciaux entre 49 euros par an pour les toutes petites surfaces jusqu’à 199 euros par an pour celles entre 401 m2 et 1 000 m2, tous présentés comme « tous droits inclus », avec un argument-choc : « Dites adieu aux frais des sociétés de collecte. »
Une demande de QPC contre cette ponction
Selon ces spécialistes de la musique libre, la rémunération équitable française violerait le principe constitutionnel d’égalité. Pourquoi ? Tout simplement parce que le Code de la propriété intellectuelle traite de la même façon les musiques libres et celles qui ne le sont pas. Or, il s’agirait de deux situations différentes appelant nécessairement des traitements différenciés.
Ils considèrent en outre que la liberté d’entreprendre est un peu trop malmenée « puisqu'en exigeant la perception de la rémunération équitable auprès de leurs clients, ceux-ci ne verront plus l'intérêt de faire appel à leurs services ». Le droit de propriété serait tout autant raboté. Selon eux, l’article 214-1 impose à la SPRE le soin de récolter la rémunération équitable pour des artistes qui ne sont pas ses adhérents. Enfin, la loi manquerait de précision, ouvrant trop vastement le champ à l’interprétation.
Une demande de QPC dénuée de « caractère sérieux »
Le TGI de Paris a cependant balayé chacun de ces arguments constitutionnels. D’un, la rémunération équitable procède du droit communautaire et de plusieurs conventions internationales dont le traité de l’OMPI ou la Convention de Rome.
De deux, la rémunération équitable traite tous les artistes de la même façon et est donc conforme au principe d’égalité. Dans tous les cas, d’éventuelles différences ne rendent pas impérative l’instauration d’un traitement différencié, mais ouvre une option au législateur.
De trois, l’article L214-1 du CPI n’entraine aucune obligation d’adhésion à la SPRE ou aucune autre société de gestion collective. D’ailleurs le même article ne mentionne aucune d’entre elles.
De quatre, « le texte critiqué n'évoque jamais celui ou ceux sur lesquels pèse la charge du versement de la rémunération, de sorte que les sociétés MusicMatic [et Jamendo, par la même occasion, ndlr] sont malvenues à soutenir qu'il porterait atteinte à leur liberté d'entreprendre ou à la liberté contractuelle, alors que c'est la Convention de Rome déjà citée qui a prescrit que ce soit l'utilisateur qui doit verser la « rémunération équitable et unique » ».
De cinq, la rémunération équitable n’est pas attentatoire au droit de propriété des artistes puisqu’elle leur permet au contraire de recevoir « un complément de rémunération en contrepartie de leur création ».
Enfin, « il n'est en rien démontré que le législateur ne serait pas allé jusqu'au bout de ses compétences. »
Pour la SPRE, la rémunération équitable est fortifiée, mais...
Bref, le TGI a repoussé la demande de QPC soulevée par Jamendo et MusicMatic. Du côté de la SPRE, c’est la satisfaction, considérant que cette première décision vient fortifier la rémunération équitable. Du côté de Jamendo-MusicMatic, aucune réaction officielle, mais il ne serait pas étonnant que ce dossier soit finalement porté devant les juridictions européennes.
Mais qu'adviendra-t-il de ces 117 000 euros s'ils sont validés par la justice ? Dans les coulisses des sociétés de gestion collective, on nous prévient que les sommes collectées chez Saint Maclou pourraient tomber dans le pot commun, du moins dans le flot des droits répartis au profit des ayants droit affiliés. En clair, les artistes ayant signé avec Jamendo ne toucheraient aucun centime. Un comble ! Seule façon d’éviter ce sort : que Jamendo, comme les autres plateformes concurrentes, donnent les listings de diffusion et que les artistes concernés se manifestent auprès des sociétés de gestion collective pour réclamer leur dû. Problème : pas simple d'assurer une telle collaboration quand le principe même de Jamendo est de se couper du lien ombilical avec les sociétés de gestion collective, critiquant au passage la transparence de leurs flux.
Ce n'est cependant ici qu'une première étape. L’affaire va en effet se poursuivre au fond dans les prochaines semaines pour un délibéré attendu normalement cette année. Quel que soit le sens de la décision, un appel peut déjà s’anticiper.
(*) et non « Numismatic », comme mal relevé parfois dans le jugement