La Commission européenne a officiellement adressé ses griefs à Google. La société de Mountain View est accusée d’avoir abusé de sa position dominante, en favorisant son comparateur de prix notamment - au détriment de la concurrence, grâce à l’utilisation de son moteur de recherche. Dans sa liste, Bruxelles cite d’ailleurs des éléments qui rappellent ceux du fameux rapport du bureau de la concurrence de la FTC.
« L’entreprise abuse de sa position dominante »
Bref rappel des faits. Le Wall Street Journal a obtenu il y a deux semaines une copie partielle du rapport interne au bureau de la concurrence de la Federal Trade Commission. On y découvrait une longue liste de constats sur les abus caractérisés de position dominante de Google, dont l’utilisation du moteur de recherche pour mettre en avant son comparateur de prix et sa plateforme publicitaire. La FTC avait cependant fini par voter l’arrêt de l’enquête et l’absence de poursuites. Yelp, TriAdvisor, Amazon ou encore Microsoft regardaient donc avec espoir vers l’Europe.
La Commission européenne vient en effet de faire parvenir officiellement sa liste de griefs à Google, au terme d’une enquête qui aura duré presque cinq ans et vécu de multiples rebondissements. Google va donc devoir faire face à la justice, et l’avis préliminaire de la Commission est direct : « L'entreprise abuse de sa position dominante, en violation des règles de l’UE en matière d’ententes et d’abus de position dominante, en favorisant systématiquement son propre produit de comparaison de prix dans ses pages de résultats de recherche générale au sein de l’Espace économique européen (EEE) ».
Il y a donc crainte que « les utilisateurs ne voient pas nécessairement les résultats les plus pertinents en réponse à leurs requêtes », ce qui fournit l’angle d’attaque de la Commission. À partir du moment où l’internaute ne fait pas face à un choix basé uniquement sur les performances d’un produit ou d’un système de notation (rassemblant ou pas des avis et critiques), il peut être lésé. L’instance européenne accuse donc Google d’avoir sciemment avantagé son propre service Shopping (auparavant Product Search), particulièrement depuis 2008 où les comparaisons de prix apparaissent systématiquement dans les résultats de recherche portant sur un produit.
Au détriment des concurrents et des utilisateurs
Selon Bruxelles, le rôle d’un moteur de recherche est de mettre en avant les résultats les plus pertinents, en appliquant à tous les mêmes règles. Google n’aurait pas suivi la même recette pour Shopping que pour les concurrents. Ce qui expliquerait par exemple que Froogle n’ait pas rencontré le succès, alors que Product Search et Shopping « ont connu un taux de croissance plus élevé, au détriment des services de comparaison de prix concurrents ». Conséquence : les utilisateurs n’ont pas nécessairement les résultats les plus pertinents et l’innovation stagne, les concurrents étant démotivés par la visibilité forcée de Google Shopping. De fait, il y aurait violation des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relatifs respectivement à l’interdiction des accords anticoncurrentiels entre entreprises et aux abus visant à empêcher ou restreindre la concurrence.
Mais attention, cela ne signifie pas que l’enquête soit terminée. En fait, les griefs communiqués ne concernent que l’une des quatre sources d’inquiétude de la Commission, les trois autres étant le moissonnage des contenus des concurrents, les publicités exclusives et les restrictions imposées aux annonceurs. Autant d’éléments déjà pointés du doigt par le rapport de la FTC et qui ont provoqué un véritable scandale outre-Atlantique, au point que des sénateurs se posent la question d’une enquête sur le fonctionnement même de la FTC.
L'amende peut aller jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires, mais c'est peu probable
Mais que risque vraiment Google ? Nous avons posé la question à maître Alexandre Lacresse, avocat et ancien rapporteur à l’Autorité française de la concurrence. Google risque bien une amende, pouvant grimper jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires. L'avocat est cependant sceptique : « Les 10 % du chiffre d’affaires sont un maximum qui ne sera très probablement pas atteint, tout simplement parce que le calcul final est assis sur un montant de base équivalent au chiffre d’affaires affecté par la pratique, donc ici les activités liées à Google Shopping ». L’amende pourrait alors représenter de 1 à 2 % du chiffre d’affaires global et tourner autour du milliard d’euros, comme pour Microsoft et Intel.
Il s'agit pour maître Lacresse d'un processus classique dans ce genre de cas. « La Commission a mis la pression sur Google en attendant des engagements de sa part, mais Google n’est pas allée aussi loin que la Commission l’aurait souhaitée, elle a donc décidé de passer à la procédure contentieuse » nous explique-t-il, ajoutant au passage que l’envoi des griefs est « concomitant avec le changement de commissaire de la concurrence, ce qui n’est sans doute pas un hasard ». Rappelons que Margrethe Vestager a en effet pris la place de Joaquim Almunia.
Et maintenant ? « Google aura deux mois pour répondre. Il va donc y avoir des échanges réguliers, mais on ne sait pas quelle sera la position finale puisque la procédure va durer au moins une année ». De même, la firme doit-elle craindre un démembrement, comme demandé par une partie du Parlement européen ? « En plus des amendes, la Commission peut effectivement imposer des injonctions, des comportements à adopter. Mais un démembrement n’est en rien obligatoire dans le droit à la concurrence, qui protège bien la concurrence, et non les concurrents eux-mêmes » relativise l’avocat.
Quant aux recours, « Google va bien sûr se défendre devant la Commission ». En cas de condamnation, la firme « pourra saisir le tribunal européen pour une demande de suspension ». Ce qui ne l’empêchera pas de payer l’amende éventuelle : « C’est une procédure non-suspensive ». Maître Lacresse estime qu’en tenant compte des montants qui seront sans doute en jeu, le tribunal sera forcément saisi, ne serait-ce que pour faire réduire l’amende. Ce qui se traduirait par un remboursement.
Android fait à son tour l'objet d'une enquête
Et puisqu’une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, la Commission a informé la firme qu’une autre enquête démarrait, cette fois sur Android. La problématique est la même : Google pourrait abuser de sa position dominante pour verrouiller le marché des systèmes d’exploitation mobile et mettre des bâtons dans les roues des concurrents, notamment de leurs services et applications. Du coup, trois questions sont posées :
- La concurrence est-elle entravée par les accords permettant aux constructeurs d’installer les applications Google sur leurs smartphones et tablettes ?
- Google bloque-t-elle volontairement l’utilisation de forks d’Android via les conditions d’utilisation de ses applications et services ?
- Le groupement des produits Google au sein d’un même package est-il conçu pour entraver le développement du marché des applications et services ?
Il ne s’agit que de l’annonce du lancement de cette enquête, qui ne préjuge pas de son issue. La Commission indique cependant que cette déclaration fait suite à une enquête préliminaire qui l’a convaincue qu’une procédure en bonne et due forme était justifiée.
Google ne comprend pas vraiment où est le problème
Google a répondu dans un premier temps à l’annonce des griefs, dans un billet sur son blog officiel. La firme ne comprend pas les accusations qui pèsent contre elles. Armée de graphiques, elle montre notamment qu’en Allemagne, en France ou au Royaume-Uni, Google Travel et Google Shopping sont bien loin derrière des concurrents comme Amazon, eBay ou encore Booking.
La firme va même plus loin, car il ne lui suffira pas de montrer qu’elle n’impacte pas négativement la concurrence : elle veut démontrer qu’elle la fortifie. Et de citer Expedia dont le chiffre d’affaires a grimpé de 67 % sur les quatre dernières années, notamment grâce à une augmentation du trafic provenant de Google Hotel Finder. TripAdviser, sur la même période, a doublé son chiffre d’affaires. Quant à Yelp, non seulement ce chiffre a grimpé de 350 %, mais il se proclame lui-même « le moteur de recherche locale de facto ». En clair, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
En fait, pour Google, la situation est simple : « N’importe quel économiste vous dirait que vous ne voyez en général pas d’innovation, de nouveaux arrivants ou d’investissements dans les secteurs où la concurrence stagne, ou dominés par un acteur unique. Et c’est pourtant ce qui arrive dans notre monde ». Zalando, Facebook, Pinterest, Amazon, Quixey, DuckDuckGo ou Qwant ont tous innové, notamment dans le domaine de la recherche.
Google réfute donc « respectueusement mais fermement » les accusations portées par la Commission européenne.
Tout le monde est content au sujet d'Android
La société répond également à l’annonce de l’enquête sur Android. Elle comprend encore moins les raisons de l’inquiétude de Bruxelles. Après tout, le système mobile a été créé dans le but de vitaminer l’innovation, le marché des applications a explosé, le nombre de smartphones également et Google n’empêche pas les développeurs de créer des produits pour plusieurs systèmes à la fois, y compris sur des forks d’Android, pas plus qu’elle ne force les constructeurs à accepter ses applications maison. Le Galaxy S6 montre bien que l’on peut à la fois proposer des applications Google, Microsoft et Facebook.
Incompréhension encore quand la Commission cherche à examiner les accords qui relient Google à ses partenaires constructeurs. Après tout, ne peut-on pas déjà utiliser Android sans les applications Google ? Pour l’entreprise, le fait de proposer un pack complet ne peut être que bénéfique à l’utilisateur. Incompréhension enfin devant tout ce remue-ménage alors que le nombre d’applications purement Google sur Android est nettement moins élevé que le nombre d’applications Apple sur un iPhone. Le fait que les modèles soient très différents n’a semble-t-il pas effleuré l’entreprise.