Alors que Mediapart va fêter son septième anniversaire, et vient d'annoncer une hausse de ses résultats, la question des modèles économiques et des structures des sociétés de presse en ligne n'a jamais été aussi discuté. Et au-delà des choix de chacun se pose une question : ne faut-il pas commencer à réfléchir au-delà de la logique unitaire ?
Monétiser. Voilà ce qui nous occupe tous désormais. Non pas que nous soyons tous devenus une bande d'affreux capitalistes bien loin de nos idéaux de départ... mais pour que l'information en ligne puisse continuer d'exister au quotidien, il faut bien trouver des moyens de financer ceux qui vont la rechercher, la mettent en forme et la produisent.
De la volonté de partager une passion en ligne à l'envie de continuer à informer
Pourtant rien ne nous destinait à cela. Ceux que l'on appelle désormais les « pure players », ne sont en effet pas tous d'anciens journalistes de la presse papier qui ont décidé de passer à l'information en ligne dans le cadre d'une reconversion professionnelle. Parfois, il s'agit tout simplement de ceux qui ont décidé il y a 5, 10 ou 15 ans de commencer partager une passion via cet outil qu'est Internet avec le plus grand nombre. Plus tôt l'aventure a commencé, moins l'on s'attendait à pouvoir en faire notre métier, et à pouvoir en vivre au quotidien.
Comme le dit très bien Laurent Chemla, « Pour nous, Internet c'était juste "gratuité". On s'exprimait gratuitement dans nos blogs d'avant les blogs, on participait bénévolement au développement des logiciels (libres) qui allaient permettre au plus grand nombre de nous rejoindre dans ce fabuleux bac à sable. » Mais voilà, cela n'a rapidement plus été le cas. Et lorsque l'on a dû commencer à s'y mettre sérieusement, à faire grossir l'équipe, à se renforcer, il a bien fallu faire rentrer de l'argent dans les caisses.
Chacun son modèle : mais base payante ou gratuite, il va falloir choisir
À l'époque, on imaginait mal opter pour autre chose que le modèle publicitaire. Tout d'abord parce qu'il était utilisé par tous, même cette bonne vieille presse papier, mais aussi parce qu'il devait suffire à nous permettre d'assurer un accès gratuit à tous les sites. Pourtant, on en a vu rapidement les limites, sans parler des contraintes actuelles.
Car un accès gratuit et un financement à la page vue, c'est aussi une bonne manière d'en arriver là où nous en sommes : favoriser un modèle dans lequel c'est une information à faible coût mais à gros potentiel de viralité qui l'emporte. BuzzFeed devient un modèle pour tous. Bientôt, on enseignera Topito en école de journalisme. En attendant, les marques financent directement les contenus sponsorisés et les « partenariats » qui vantent leurs actions et leurs produits.
Il fallait donc trouver autre chose, un modèle économique plus vertueux dans son équation de base. Arrêt sur images et Mediapart ont montré que le financement via un accès payant était possible. Pour lire ce contenu, vous devez être abonné. Mais voilà, tout le monde n'a pas un Daniel Schneidermann ou un Edwy Plenel lui permettant de se faire connaître d'une large audience. Parfois l'on s'adresse à une niche, et pourtant, il faut bien y arriver.
Dès lors, chacun a commencé à inventer. Car il n'y avait plus qu'un ingrédient (la publicité) : il y en avait au moins deux. Si vous rajoutez à cela la possibilité de se financer via des services tiers, vous obtenez une infinité de cocktails où chacun peut puiser pour trouver une solution qui lui convienne, qui convienne à son audience, et qui lui permette d'assurer sa pérennité.
C'est ainsi qu'hors de l'offre purement gratuite et publicitaire, on commence à voir naître de nombreuses initiatives, aux modèles économiques divers et plus ou moins inventifs, où chacun explique son idéal à coup de manifeste, puis détaille son business plan par souci de transparence. Mais une chose est sûre, si l'information gratuite continuera à jamais d'exister dans l'espace numérique, c'est dans un modèle payant, qui ne cherche pas avant tout l'audience, que l'information de qualité pourra le mieux se développer.
L'information est un bien public, quelle structure pour l'accueillir ?
La façon de monétiser l'information n'est d'ailleurs qu'une partie de l'équation. Car tout dépend aussi de l'entreprise qui la produit, de ses motivations, de sa composition capitalistique. Est-ce une entreprise de presse embauchant des journalistes (encartés ou non), ou une société de développement de sites web qui embauche des rédacteurs, qui peuvent aussi bien travailler pour elle, qu'être animateur pour n'importe quelle marque ?
Actuellement se pose d'ailleurs une autre question, notamment poussée par l'équipe de Mediapart et le SPIIL, mais qui intéresse désormais bien plus largement : quelle structure pour une entreprise de presse, notamment celles qui visent un but non lucratif ? Si dans certains pays on voit des formes comme la fondation financer des médias de toute taille (comme le Guardian), ce n'est pas le cas chez nous où la SARL et la SAS sont les formes les plus courantes.
Actuellement, la loi de modernisation du secteur de la presse est en train de mettre en place une société de presse citoyenne, dont les bénéfices doivent être réinvestis dans son activité, mais qui pourra en échange recevoir des investissement défiscalisés à hauteur de 50 % de la part des particuliers, dans la limite de 1 000 euros par an. De quoi permettre la mise en place de plateformes de financement participatif pour la presse en ligne ? Qui sait.
Certains en rêvent et vont plus loin. C'est notamment le cas de Julia Cagé qui, dans son dernier livre Sauver les médias : Capitalisme, financement participatif et démocratie, imagine une forme encore plus poussée entre la fondation et la société par actions : la société de média à but non-lucratif. Sa différence principale réside dans le fait que les droits de vote obtenus augmentent plus vite que le capital investi, jusqu'à un certain niveau.
Ainsi, l'objectif est de multiplier les petits actionnaires tels que les lecteurs et les journalistes, plutôt que de se retrouver une fois de plus avec quelques décideurs, qui détiennent leur pouvoir du fait de la profondeur de leur portefeuille comme on le voit dans la phase de concentration actuelle.
De l'attente mortifère des GAFA unificateurs
Et après ? Car s'il est intéressant d'avoir opté pour une structure innovante, s'il est vital d'avoir trouvé un modèle économique adapté, cela ne résout là encore qu'une partie du problème dans un monde d'information payante et de sociétés de presse indépendantes en ligne.
Car encore faut-il permettre aux lecteurs de vous découvrir, de vous lire... de vous payer. Et là un seul constat est possible : s'il existe des kiosques pour la presse papier ou la presse papier numérisée, aucun n'existe pour la presse en ligne. De fait, il est impossible pour le lecteur de faire des économies s'il est abonné à plusieurs titres, ou même d'unifier la gestion de ses comptes, sans parler de la découverte de nouveaux titres de manière simple, ce qui est l'un des premiers rôles d'un kiosque.
Le plus souvent, lorsqu'un service utile manque, il y a deux possibilités. Soit une startup propose une solution avant de finir par se faire récupérer par l'un des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) suite à un rachat. Soit c'est l'un des GAFA qui lui donne naissance directement. Après tout, Apple n'est-il pas l'un des géants de la musique numérique ? Amazon n'est-il pas le plus gros acteur pour la vente d'eBooks au niveau mondial ? Google News n'est-il pas le premier repère pour la diffusion d'information gratuite en ligne ?
On peut donc aisément s'attendre à ce que l'un d'entre eux se lance dans la création d'un tel service, après avoir tenté de le faire pour la presse numérisée. C'est d'ailleurs déjà un peu le cas avec Google Play Kiosque, même si l'ensemble est plutôt décevant pour le moment, et ne s'adresse pas aux pure players. Car les GAFA ont cela de prévisible : ils ne s'adressent qu'à de gros acteurs. Avez-vous déjà trouvé un article d'Arrêt sur images, Mediapart ou AlterEcoPlus dans Google Actualités ? Dans quelle proportion par rapport à des titres comme Le Figaro, Le Monde ou Les Echos ?
Prendre part à une œuvre collective
Il serait donc fou d'attendre. Pour défendre leur volonté d'une presse produisant de l'information de qualité, l'information payante mais accessible et l'indépendance capitalistique, les éditeurs ne doivent donc pas se préoccuper que de leur modèle et de leur structure. Ils doivent aussi se rencontrer et discuter, comme à travers des instances telles que le SPIIL, mais aussi aller plus loin et réflechir à la mise en place de plateformes et d'outils communs.
De quoi faciliter l'arrivée de nouveaux entrants, comme ceux qui cherchent actuellement à lutter contre l'infobésité comme Brief.me, Le Quatre heure, Les Jours ou même L'Imprévu, qui pourront aisément trouver un public et rejoindre une offre constituée, sans avoir à se reposer sur leurs réseaux pour assurer leur communication. C'est dans cet esprit que nous avons commencé à travailler sur le projet La presse libre ces derniers mois, et à chercher à fédérer plusieurs acteurs de la presse indépendante en ligne. Car comme le disait Henry Ford « Se réunir est un début, rester ensemble est un progrès mais travailler ensemble est la réussite. » Il ne nous reste donc plus qu'à réussir. Ensemble.