Malgré une forte opposition des opérateurs et des républicains, le régulateur américain des télécoms a adopté la neutralité du Net hier soir. Il est désormais interdit de ralentir, bloquer ou de prioriser un contenu face à un autre. La nouvelle a été accueillie avec enthousiasme par les défenseurs des libertés, même si la solidité de cette décision reste encore à vérifier.
C’est acté, la neutralité du Net a été adoptée par les États-Unis. Après un débat passionné entre pro et anti, la Federal Communication Commission (FCC) a approuvé le projet d’Internet ouvert, interdisant aux opérateurs fixes et mobiles de ralentir et de bloquer des contenus ou de donner priorité à un acteur sur un autre via des « voies rapides » payantes. De quoi satisfaire les associations d’internautes, les géants des services Internet (pour certains silencieux), face à des opérateurs qui n’apprécient que peu ces limitations à « l’innovation » en matière de modèle économique.
Légalement, la manœuvre de la FCC consiste à assimiler les opérateurs Internet aux opérateurs téléphoniques d’antan, ce qui leur interdit de fait la discrimination volontaire d’un contenu et les soumettent à un plus grand contrôle. Les opérateurs seront donc responsables du bon acheminement des données, qu’ils ne sont pas censés pouvoir modifier. « C’est la condition sine qua non [de la neutralité du Net] et c’est le cœur des débats » qui ont mené au vote, a déclaré Tom Wheeler, le directeur de la FCC lors de la conférence de presse qui a suivi la décision.
L’enjeu est de taille : les conflits entre fournisseurs d’accès et fournisseurs de service (comme Google ou Netflix) se multiplient autour du financement des réseaux. Cela alors qu’une partie de la population dispose encore d’une mauvaise couverture, n’ayant pour certains qu’un seul opérateur à leur disposition.
Des mois de débats pour une décision controversée
Les cinq commissaires de la FCC étaient partagés sur le sujet. Les trois membres démocrates de la commission, dont Tom Wheeler, se sont longuement prononcés pour la neutralité du Net. Face à eux, les deux membres républicains ont exprimé tout le scepticisme qu’ils ont sur cette décision, votant contre. La neutralité du Net s’est donc décidée à trois voix contre deux. « La plupart des décisions de la commission sont unanimes. Ce sont celles sur lesquelles nous sommes partagés qui font parler d’elles » ironisait d’ailleurs Tom Wheeler hier.
Cet affrontement très symbolique entre républicains et démocrates au sein de la commission n’était, au fond, que la retranscription de la situation politique autour du sujet. Comme nous l’expliquions la semaine dernière, ce vote crucial est le résultat de mois de débats acharnés, qui ont impliqué les plus hautes instances de l’État américain. La bataille en cours a réellement commencé en avril, lorsqu’une première série de mesures a fuité, laissant le champ libre aux opérateurs pour créer des « voies rapides » pour les services qui acceptent de payer un avantage.

De nombreux internautes se sont emparés du sujet, lourdement soutenus par des associations de défense des libertés et les grands groupes numériques, dont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Ces derniers ne souhaitent pas payer les opérateurs pour transmettre leur trafic. Du moins pas plus qu’ils ne paient actuellement. Netflix a été l’un des plus actifs sur le sujet, en dénonçant les accords que les opérateurs lui imposeraient, en invoquant des violations de la neutralité.
En novembre, Barack Obama est entré dans l’arène, en demandant directement à la commission de reclassifier les opérateurs Internet en opérateurs téléphoniques. Selon les opposants au texte, cette déclaration a été le moment décisif, où les règles restrictives se sont décidées.
Une décision « très américaine »…
Si les démocrates et les fournisseurs de service se réjouissent, les opérateurs et les républicains font grise mine. Étonnamment, cette « ingérence » de l’État dans ce secteur ne plait pas aux fournisseurs d’accès Internet, soutenus par les républicains. Les membres républicains du Congrès ont ouvert deux enquêtes et proposé une loi retirant à la FCC ses pouvoirs, en critiquant une atteinte de Barack Obama dans les affaires de la FCC. Des accusations réfutées par des associations de défense des libertés, comme Public Knowledge, pour lesquelles la demande d’Obama suit une tradition établie.
Historic day here at the @FCC. Finally adopted strong, sustainable, enforceable rules to protect #OpenInternet. Thanks for your support.
— Tom Wheeler (@TomWheelerFCC) 26 Février 2015
Ce choc des cultures s’est retrouvé au sein même de la FCC. Après l’intervention de plusieurs « témoins » pro-neutralité, dont le patron du site d’artisanat Etsy, la productrice d’une série Netflix et le père du web, Tim Berners-Lee (en vidéo), les cinq membres de la commission ont exposé leurs arguments, parfaitement opposés.
Il y a donc d’un côté les partisans d’un « Internet ouvert ». Pour Tom Wheeler et les deux commissaires démocrates de la FCC, Mignon Clyburn et Jessica Rosenworcel, « il n’y a rien de plus américain » que la neutralité du Net, l’égalité des chances sur le réseau des réseaux qui, au fond, est lui-même un symbole de l’Amérique avec un grand A. Ils insistent notamment sur le rôle du mobile, qui est le seul accès à Internet d’une partie des Américains et doit donc être traité comme l’Internet fixe. Jusqu’ici, les propositions de la neutralité excluaient le mobile, en partie sous la pression des opérateurs.
« Il y a des pays où il est coutumier que le gouvernement détermine qui a accès à Internet et quels contenus sont accessibles. Je suis fière de dire que nous ne sommes pas un de ces pays » déclare Mignon Clyburn, citée par The Verge. Sans la neutralité du Net, « les fournisseurs d'accès pourraient prendre ce rôle », estime-t-elle. Comme ses collègues, elle cite les quatre millions de messages d’internautes reçus lors de la consultation publique sur le sujet l’été dernier, qui auraient été décisifs pour eux. À aucun moment les démocrates ne se disent influencés par la déclaration de Barack Obama en novembre.
… Ou un « ObamaNet » ?
De l’autre côté, il y a les opposants à cette décision. Quand les démocrates s’expriment sur les valeurs, les principes et la volonté de protéger le consommateur, les républicains se sont efforcés de lister toutes les limites juridiques à l’instauration de la neutralité. Pour les commissaires républicains, Ajit Pai et Michael O'Rielly, le texte n’a que des inconvénients.
« Le texte ne règle aucun problème, il est le problème ! » attaquait ainsi Ajit Pai, connu pour sa carrière au service juridique de l’opérateur Verizon. « Ca ne devrait pas se passer comme ça. Depuis 20 ans, il y a un consensus bipartisan en faveur d'un Internet libre et ouvert » dénonce-t-il. Selon lui, la décision de la FCC n'est pas le fruit de nobles intentions ou de l'appel de millions d'internautes, mais d'une demande expresse de la Maison-Blanche, qui veut prendre la main sur Internet… Évoquant même un « ObamaNet », en référence à la réforme (controversée) du système de sécurité sociale, « ObamaCare ».
Les républicains ont également vertement critiqué le secret qui a entouré le texte jusqu’à son vote, celui-ci n’ayant pas été publié. Pour eux, les Américains signent un chèque en blanc à la FCC, sans pouvoir voir a priori ce qui est décrété. Certains détails seraient même décidés après le vote. Tom Wheeler répond simplement qu’il n’y avait pas de sens à publier un brouillon.
« Si cette décision réussit à passer l'étape judiciaire, voici les conséquences : des forfaits aux prix plus élevés, des vitesses réduites, moins de déploiement, moins d'innovation et moins d'options pour les consommateurs américains » prophétise-t-il. Ajit Pai a répété ses anciennes accusations, sur le ton du désastre annoncé. Le texte mènerait obligatoirement à des taxes, à une lourdeur réglementaire qui ruinerait les petits opérateurs et à une régulation des prix, empêchant les fournisseurs d’accès de fournir plusieurs vitesses à « ceux qui n’ont pas envie de plus ». Autant de craintes qu’il est difficile de prouver.
Le directeur de la FCC a d’ailleurs ironisé sur cette fin du monde annoncée, répétant l’objectif du texte : garantir un Internet ouvert pour tous, sans abus de sociétés ou du gouvernement. « Ce décret n'est pas plus un plan pour réguler Internet que le premier amendement est un plan pour réguler la liberté d'expression » a asséné Tom Wheeler, balayant d'un geste les oppositions de ses collègues républicains.
Champagne contre menaces de procès
Les réactions, pour certaines rédigées de longue date, ont été immédiates. Les défenseurs d’un « Internet libre » saluent la décision de la FCC. « Merci d’avoir écouté l’équipe Internet ! » proclame l’Electronic Frontier Foundation, qui reste tout de même prudente sur « les détails qui comptent » de cette décision de 300 pages. La fondation Mozilla, elle, célèbre « une victoire majeure » pour l’Internet ouvert. Même le co-fondateur d’Apple, Steve Wozniak, a exprimé son contentement, espérant que le « mauvais comportement » des opérateurs soit surveillé. « Peut-on leur faire confiance ? » demande-t-il.
Face à eux, les opérateurs ont sorti les armes. Verizon a répondu à la nouvelle avec une lettre en morse, datée de 1934, l’année où a été promulguée la loi sur les télécommunications. « Aujourd'hui, la FCC a approuvé un décret commandé par le président Obama qui impose des règles sur le haut débit qui ont été écrites à l'ère de la locomotive à vapeur et du télégraphe » estime l'opérateur, qui avait attaqué en justice les règles promulguées en 2010, et gagné. « Après aujourd'hui, la seule chose 'sûre' est que nous faisons tous face à des litiges et à des années d'incertitude réglementaire » a déclaré l'opérateur Comcast, cité par CNN Money. Le site économique rappelle qu'AT&T avait formulé des menaces similaires en début de mois.
Car, même si le décret a été voté, il doit encore être mis en action, sûrement à l’été. C’est à partir de là que commencera l’épreuve du feu pour la FCC. Puisqu'ils ont attaqué et descendu le décret « pour un Internet ouvert » publié en 2010, les opérateurs risquent également d’attaquer ce nouveau décret dès qu’il entrera en vigueur, avec des mois de préparation derrière eux. La reclassification de ces opérateurs en tant qu’opérateurs classiques est censée prémunir le décret contre les assauts judiciaires, mais rien n’est encore joué.
Le texte sera aussi sûrement menacé par la partie républicaine du Congrès, auquel est rattachée la FCC. Courant février, deux enquêtes ont été ouvertes en urgence pour étudier l’influence d’Obama dans la décision de la FCC, sans résultat pour l’instant. Plus inquiétant, un projet de loi a été soumis au Congrès dans le même temps, retirant à la FCC sa capacité à définir ses orientations, pour le réduire au statut d’exécutant des décisions du parlement.
Gigaom a d’ailleurs publié une analyse des conséquences du texte, citant des experts juridiques. « La bonne nouvelle est que les règles de la FCC tiendront sûrement en justice. La décision de reclassifier les services Internet comme des opérateurs classiques place ces règles sur des fondations légales solides » rassure ainsi Barbara van Schewik, juriste à Stanford, sur son blog.
En Europe, la neutralité du Net a été sacralisée en avril par le Parlement, en votant à une large majorité le Paquet télécom conçu par la Commission européenne, avec des amendements renforçant la protection des internautes. En France, les tentatives d’imposer la neutralité du Net par la loi ont toutes échoué ces dernières années. Ce n’est pas pour autant que le réseau est à l’abandon. Depuis de nombreuses années, le régulateur français des télécoms répète son soutien au principe de neutralité, y compris publiquement face aux opérateurs. Une inscription dans la loi n’est pas exclue, mais elle ne viendra sûrement pas avant plusieurs années.