Comment préparer l’opinion à un nouveau tour de vis sécuritaire législatif ? Simple : secouer un épouvantail, ajouter une pincée de chiffres. Répéter l’opération si nécessaire et laisser agir pour insuffler un besoin sécuritaire aux portes de l’Assemblée nationale ou d’un futur scrutin. Seulement, tout n’est pas si simple.
Selon Bernard Cazeneuve, 90 % de ceux qui auraient basculé dans le terrorisme l’auraient fait via Internet. Il faudrait avoir été en vacances sur une autre planète (lointaine) pour ne pas avoir entendu en boucle la petite phrase répétée ad nauseam. C’est votre cas ? Voilà un petit florilège, classé par ordre chronologique à partir du 18 novembre dernier :
- « 90 % de ceux qui partent en Irak et en Syrie partent en raison de la propagande qui est diffusée sur Internet » (Bernard Cazeneuve, mardi 18 novembre 2014, Assemblée nationale, 52e seconde, diffusée par TF1)
- « Il y a d’abord un processus d’enrôlement qu’il faut pointer et qualifier, 90 % de ceux qui basculent, basculent par le biais d’Internet. Aujourd’hui vous avez un isolement numérique, une espèce d’enfermement numérique, d’un certain nombre de nos jeunes notamment, qui est exclusif de toute autre relation et qui les conduit à subir l’effet d’une propagande remarquablement conçue sur Internet à travers des blogs, à travers des sites, qui, par l’effet du numérique, par la construction d’une propagande... » (Bernard Cazeneuve, 18 novembre 2014, les 4 vérités, France 2)
- Internet, « un axe d'enquête primordial, lorsque l'on sait que 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme le font via Internet » (Bernard Cazeneuve, 20 janvier 2015, devant l'équipe d'enquêteurs de la plate-forme Pharos, Le Parisien)
- « La toile donne un sentiment d'impunité et de neutralité. 90 % des extrémistes se sont radicalisés par la toile et non en étant allés voir un Imam à la mosquée. » (Bernard Cazeneuve, 7 décembre 2014 à Créteil, Le Figaro)
- « Je veux ici rappeler à la représentation nationale que les éléments dont nous disposons témoignent du fait que 90 % de ceux qui basculent dans des groupes ou des activités terroristes basculent par le biais d’Internet, nous avons donc un travail très fort à faire pour mieux maîtriser les activités de ces groupes de terroristes sur Internet pour mieux lutter contre la cybercriminalité qui est mise au service de ces groupes pour perpétrer leurs actes barbares et ignobles. » (Bernard Cazeneuve, 14 janvier 2014, Assemblée nationale)
- « Mais cela bien entendu ne suffit pas ! Parce que 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme basculent par le biais d’Internet, et je vous invite à regarder ce qui circule sur la toile, sur Twitter, dans les réseaux sociaux, sur Facebook en termes de propos racistes, antisémites qui blessent, qui atteignent des individus et créent un climat qui incite à la haine » (Bernard Cazeneuve, 15 janvier 2015, Sénat)
- « 90 % de ceux qui s’engagent dans des opérations terroristes s’engagent après avoir consulté des sites sur Internet » (Bernard Cazeneuve, 21 janvier 2015, Assemblée nationale, 41"50 min)
- « 90 % de ceux qui basculent, et notamment parmi les plus vulnérables [le font] par Internet. L’idée est de diffuser une information, un contre discours qui permettent de corriger les dérives secteurs, une démarche d’endoctrinement et d’apporter une information qui soit juste » (Bernard Cazeneuve, Conseil des ministres, 28 janvier 2015, BFM)
- « Aujourd'hui vous avez 90 % de ceux qui basculent dans des activités terroristes au sein de l'Union européenne qui le font après avoir fréquenté Internet. Des sites, des blogs, des vidéos. On ne combattra pas le terrorisme si on ne prend pas des mesures de règlementation d'Internet » (Bernard Cazeneuve, après le conseil des ministres, 4 février 2015, dépêche AFP reprise par Libération notamment)
- « Troisièmement, il y a 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme, qui le font par le biais d’Internet. Internet est un espace de liberté, il doit le demeurer, mais il doit être aussi un espace régulé, pour éviter qu’il y ait des sites, des blogs, qui appellent et provoquent au terrorisme. Il y a eu des directives européennes prises en matière de lutte contre la pédopornographie, il faut qu’à terme, nous puissions faire la même chose pour la lutte contre le terrorisme. » (Bernard Cazeneuve, 12 février 2015, la Matinale de France Info)
- « À Washington, nous avons d’autres sujets à traiter. (…) Il y a la question d’Internet qui est centrale, 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme, basculent par Internet. Et aux États-Unis, un grand nombre des majors d’Internet sont localisées, j’irais d’ailleurs les rencontrer en Californie. » (Bernard Cazeneuve, 18 février 2015, Les 4 vérités, France 2)
- « Quand 90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme basculent par Internet, et qu'à tout moment ils peuvent aller consulter des blogs, des sites, des réseaux sociaux, des forums, qui appellent au terrorisme, qui incitent ces jeunes à s'engager, oui, c'est un terrorisme en libre accès » (Bernard Cazeneuve, 19 février 2015 dans l’avion le menant aux États-Unis, BFM TV)
Internet, nid à radicalisation, pour... 160 familles
Le citoyen porté par une confiance aveugle estimera donc qu’Internet est un nid à « radicalisation », le tremplin vers le « terrorisme », bien plus que « l’Imam » ou la « mosquée », c’est aussi un billet pour « l’Irak » ou la « Syrie », un aller simple vers l'autoradicalisation et la funeste ceinture d'explosifs pour 90 % des citoyens de l'Union européenne. Bref : ouvrez Internet Explorer et tremblez !
Mais d’où vient ce fameux chiffre ? Comme l’a finalement confié à Libération le ministère de l’Intérieur, le « 90 % de ceux qui basculent » a été repris dans un rapport d’études du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam. Dans ce document dédié à l’islam radical (PDF), le CPDSI est simplement parti d’un échantillon de … 160 familles qui l’ont contacté. Ce centre admet d’ailleurs clairement que « ces dernières ne sont pas forcément représentatives de l’ensemble des familles dont les enfants sont impactés par le discours de l’islam radical ».

Plus exactement, ces 160 familles « ne représentent que celles qui ont été attentives au changement de comportement de leur enfant et ont décidé d’appeler le CPDSI pour se faire conseiller et accompagner ». Alors certes, au fil des échanges, le centre a déduit qu’Internet était bien le mode d’endoctrinement principal pour 90 et même 91 % de ces personnes, cependant, le ministre ne devrait-il pas mettre un peu d’eau bénite dans son vin de messe en rappelant que ces 160 familles ne sont jamais présentées comme représentatives ?
Toujours au terme de ces entretiens avec ces 160 familles désemparées, le rapport souligne plusieurs fois qu’Internet est utilisé à plein régime par les instigateurs de ces réseaux terroristes. Seulement est-ce bien suffisant pour justifier un nouveau tour de vis sécuritaire, cette nouvelle loi sur le renseignement tant annoncée ? D'autant qu'il y a une quasi-certitude : selon les dispositions votées, ce futur texte pourra frapper... 100 % des internautes.