En mai 2014, le tribunal de grande instance de Béthune a condamné douze membres du forum Utopi-Board à des peines allant de deux à six mois de prison avec sursis. Le volet civil de cette affaire remontant à plus de huit ans a été jugé la semaine dernière. Explications.
C’est un peu par hasard que les gendarmes de Norrent-Fontes (Pas-de-Calais) ont mis le nez sur les responsables de ce forum. En août 2005, ils effectuent une perquisition au domicile d’un mineur accusé d’avoir vendu un écran d’ordinateur sur Internet, sans l’avoir envoyé à l’acquéreur. Sauf qu’en saisissant le PC du mis en cause, les militaires découvrent que celui-ci était utilisé pour pirater des œuvres protégées. Et pour cause, le jeune internaute faisait partie des fondateurs d’Utopi-Board, ce site mettant à disposition « quelque 36 000 fichiers ou albums de musiques, 3 500 films dont certains, avant même leur sortie en salle et 750 logiciels informatiques » résumait le tribunal de grande instance de Béthune dans sa décision de mai dernier (et que l'on peut consulter sur Legalis).
Mais plutôt que de traîner directement le garçon devant les tribunaux, les autorités ont préféré mettre sous surveillance l’ensemble de la communauté, afin de mieux en comprendre le fonctionnement et déterminer quel était exactement le rôle de ses principaux membres : administrateurs, contributeurs, modérateurs... Pendant près de six mois, les gendarmes se sont ainsi focalisés sur les personnes qui mettaient illégalement des œuvres à disposition via ce forum, mais aussi sur celles qui en tiraient des bénéfices.
Utopi-Board se décomposait en effet comme beaucoup d’autres sites de l’époque en plusieurs sections. Certaines étaient réservées aux utilisateurs inscrits ayant un certain niveau de mise en partage de fichiers ou bien ayant acheté un droit d’entrée, via un code Allopass. Des bannières publicitaires ornaient bien entendu ce forum.
Certains films étaient hébergés via des serveurs d’entreprises piratés
Mais outre le fait qu’ils participaient à la mise à disposition illicite de fichiers protégés (grâce à des liens de téléchargement direct) quelques membres d’Utopi-Board étaient allés encore plus loin... Les gendarmes se sont en effet aperçus que certains d’entre eux avaient réussi à s’infiltrer dans des serveurs de stockage appartenant à des universités – de Taïwan par exemple – ou à des entreprises. « Cela permettait aux membres du forum de stocker des données sur le serveur « piraté » via et au nom des titulaires des adresses IP récupérées », résumait le tribunal. Huit films avaient par exemple été déposés sur les serveurs de l’AFNOR.
Douze membres d'Utopi-Board devant la justice, près de huit ans après les faits
Le 25 juin 2006, les forces de l’ordre procédaient à un vaste coup de filet. 25 personnes, dont 13 mineurs, furent interpellées un peu partout sur le territoire et placées en garde à vue. Il aura toutefois fallu attendre avril 2014 pour que s’ouvre la première partie du « procès Utopi-Board ». Les 12 personnes majeures au moment des faits se sont retrouvées sur le banc des prévenus. Les charges pesant à leur encontre furent à la fois nombreuses et lourdes : contrefaçon (par reproduction et par diffusion), introduction frauduleuse dans un système de traitement automatisé de données, reproduction de marque sans l’autorisation de son propriétaire, etc. Le délit de contrefaçon est passible pour rappel de 3 ans de prison et de 300 000 euros d’amende. Quant à l’introduction frauduleuse dans un « STAD », en gros un acte de piratage informatique, cette infraction est passible de 2 ans de prison et 300 000 euros d’amende.
Parmi les prévenus, se trouvaient principalement des hommes, mais aussi parfois leurs compagnes. Celles-ci avaient généralement des fonctions de modératrices (vis-à-vis des liens publiés, des utilisateurs à bannir, etc.). Les trois co-fondateurs d’Utopi-Board étaient bien entendu poursuivis, de même que plusieurs personnes ayant également eu des fonctions d’administrateurs – de type conception graphique, gestion de l’hébergement du site, apposition de bannières publicitaires... Tous ou presque ont reconnu avoir mis à disposition des contenus piratés. Aucun n’était en ce sens un simple utilisateur du forum ayant « juste » téléchargé quelques fichiers.
Tous les prévenus ont été condamnés, mais uniquement à du sursis
Le 27 mai dernier, le tribunal de grande instance a rendu sa décision. Après avoir cherché à analyser le rôle exact de chaque personne mise en cause, la justice les a tous condamnées, mais uniquement à de la prison avec sursis. « Si les faits reprochés aux prévenus présentent un caractère certain de gravité, ils sont très anciens et ont été commis à une époque où Internet était en plein essor et où le droit applicable était en pleine évolution et où les lois DADVSI, HADOPI 1 et HADOPI 2 n’existaient pas encore » ont ainsi relevé les juges à titre liminaire. La décision marque également une référence appuyée à l’âge des condamnés, et note « qu’ils ont tous évolué et parfaitement compris le caractère illicite des faits commis ».
Pour autant, la condamnation des modérateurs n’allait par exemple pas forcément de soi. Le tribunal a toutefois retenu que « ceux qui, par leur action favorisent la commission des infractions de contrefaçons en participant au fonctionnement d’un forum warez permettent tant l’existence d’un tel forum (dont le but est commission de contrefaçons d’oeuvres de l’esprit ou de logiciels) que son fonctionnement, se rendent complices des infractions de contrefaçons d’oeuvres de l’esprit et de logiciels en violation des droits d’auteurs ». En clair, administrateurs et modérateurs ont été considérés comme étant complices des actes de contrefaçon qui avaient lieu grâce à Utopi-Board.
Ils ont été condamnés sur cette base, quand bien même leur implication pouvait sembler moindre. Le TGI a d’ailleurs bien enfoncé le clou : « L’enregistrement d’un membre par un modérateur dont la fonction est la gestion des inscriptions de membres a pour finalité d’autoriser ces membres à commettre des actes de contrefaçon. De même, le modérateur d’un tel site dont le rôle est la vérification des liens de téléchargement et leur bon fonctionnement assure l’exécution correcte des actes de reproduction d’oeuvres contrefaites. »
Quant au piratage des serveurs informatiques, les magistrats ont rappelé que « l’infraction d’accès ou de maintien dans un système de traitement automatisé de données est (...) constituée dès que l’auteur de l’intrusion ou/et du maintien n’avait pas le droit de se maintenir ou d’accéder à ce système et qu’il était animé par la conscience et la volonté de commettre un acte illicite ». Ce qui était le cas dans cette affaire selon le tribunal, les scanneurs ayant recherché des serveurs « pour y créer des répertoires afin d’obtenir des espaces de stockages de données contrefaites » et y déposer des fichiers.
Dans le détail, cela donne :
- Deux administrateurs ont écopé de 6 mois de prison avec sursis, un troisième de 5 mois avec sursis. Tous ont été reconnus coupables de contrefaçon et de piratage informatique, notamment.
- Trois modératrices ont écopé de 4 mois de prison avec sursis. Elles ont été condamnées pour contrefaçon et complicité de contrefaçon.
- Un modérateur et un administrateur ayant exercé leurs « fonctions » pendant une courte durée ont écopé de 3 mois de prison avec sursis. Tous deux ont été reconnus coupables d’actes de contrefaçon et de piratage informatique, notamment.
- Un contributeur jugé « important » a été condamné à 3 mois de prison avec sursis – sans avoir été modérateur ou administrateur. Il avait mis à disposition beaucoup de fichiers (69 films, 1 album de musique et 22 titres au format MP3), tout en reconnaissant avoir « scanné » une dizaine d’adresses IP. Il a donc été jugé coupable de contrefaçon et de piratage informatique.
- Trois contributeurs un peu moins importants ont été condamnés à 2 mois de prison avec sursis, pour contrefaçon.
Vers un appel sur le montant des dommages et intérêts ?
Même si aucune amende n’a été prononcée par le tribunal de grande instance de Béthune, cela ne veut pas dire que les coupables n’auront pas à ouvrir leur porte-monnaie pour dédommager les très nombreuses victimes s’étant portées parties civiles : studios de cinéma (Disney, Warner Bros, 20th Century Fox...), SACEM, majors de la musique (SCPP), Microsoft... Après avoir statué au pénal, le 27 mai, les juges ont renvoyé la fixation des dommages et intérêts à une audience ultérieure, « compte tenu de la technicité de la matière et de l’importance des sommes sollicitées » par les ayants droit. La SACEM réclamait par exemple 150 000 euros pour son préjudice matériel, la SCPP quasiment la même chose, etc.
Le jugement concernant le volet civil de cette affaire a justement été rendu la semaine dernière. Selon une source proche du dossier, le montant dû solidairement par l’ensemble des prévenus serait d' « au moins cinq chiffres ». Une douloureuse bien trop importante pour certains condamnés, qui envisagent désormais de faire appel de ces indemnités à verser aux ayants droit. Pendant ce temps, Microsoft a interjetté appel du premier jugement, ce qui a entraîné une disjonction. Une nouvelle audience devrait dès lors se tenir prochainement devant la cour d'appel de Douai, quoi que décident les coupables. Nous y reviendrons prochainement.
Quant aux personnes qui étaient mineures au moment des faits, celles-ci attendent encore que la justice statue sur leur cas.