Hier, Tristan Nitot a annoncé son départ de Mozilla. Il fermait la porte sur 17 années de bons et loyaux services au profit de la fameuse organisation. Celui-ci revient aujourd’hui avec nous sur cette page qui se tourne et notamment son nouveau projet, l’écriture d’un livre sur la surveillance de masse.
Vous quittez la Fondation Mozilla, mais allez-vous totalement rompre les liens avec elle ?
Non, j'aime toujours Mozilla, et je suis toujours convaincu que sa mission est essentielle. Je vais donc continuer comme bénévole, à temps partiel. Je discute avec la direction de Mozilla en Californie autour de la création d'un poste de conseiller. Cela reste à finaliser.
Sait-on déjà qui va vous remplacer ?
Non, mais il y a d'autres porte-paroles chez Mozilla, ça ne sera pas un problème.
Quels auront été vos meilleurs souvenirs au fil de ces 17 années ?
Le lancement de Firefox 1.0, celui de la 4.0, mais aussi les sorties de nouvelles versions d'Internet Explorer (sourire) ! À l'époque, sortir Microsoft de sa léthargie était une grande victoire. Aujourd'hui, ils investissent à nouveau dans le Web, et c'est bien.
Quel est l’objectif de cet ouvrage sur la surveillance de masse ? Qu’est-ce qui vous inquiète concrètement avec cette problématique ?
Il y a plusieurs choses. D'abord, le côté magique de l'informatique : c'est devenu tellement compliqué, avec un tel manque de formation des utilisateurs (d'où le besoin de littératie numérique poussée par le CNNum), que les gens ne comprennent pas les dangers ni même les concepts de base pour appréhender le problème. C'est pourquoi je veux faire un ouvrage très pédagogique.
Ensuite, une énorme partie de l'économie en ligne repose sur la publicité ciblée. Celle-ci repose sur le profilage des utilisateurs. C'est ce qui fait dire à l'expert en sécurité Bruce Schneier « la surveillance est le business model de l'Internet » (cf schneier.com).
Là où la machine devrait servir l'homme et donc être sous son contrôle, on se retrouve avec le "Cloud" à utiliser des logiciels propriétaires qui tournent sur des serveurs distants qui accumulent nos données. Non seulement on ignore où se trouvent ces serveurs, mais nos données y sont le plus souvent captives et sont monétisées à notre insu. Nous sommes bien loin de l'idée que la technologie devait libérer le potentiel de chacun !
Dans votre brouillon, vous vous demandez d’ailleurs comment profiter aujourd’hui du potentiel de l’informatique sans tomber dans cette surveillance de masse…Avez-vous déjà des premières pistes ?
Bien sûr. Cela tient en quatre points :
- Il faut utiliser plus de logiciels libres, car lui seul est auditable.
- Il faut utiliser du chiffrement pour se protéger des oreilles indiscrètes.
- Il faut avoir des serveurs sur lesquels on peut avoir le contrôle (autohébergement).
- Enfin, il faut inventer un autre business model pour remplacer la publicité contextuelle, car elle pousse au profilage.
Doit-on d’ailleurs craindre davantage la surveillance des États de celles des acteurs privés ?
On doit craindre la surveillance tout court. Les acteurs privés affirment qu'ils nous surveillent pour nous « offrir une meilleure expérience utilisateur », mais en concentrant toutes nos données, déjà traitées pour le profilage, dans une poignée de silos, on facilite la surveillance aux dépens des utilisateurs, car il suffit de « placer des micros » dans quelques endroits stratégiques pour avoir de la surveillance de masse.
Partagez-vous l’analyse qui consiste à dire que la vie privée telle que nous la connaissions serait aujourd’hui morte ?
Non, et pour deux raisons. D'abord, tous les sondages montrent que les internautes sont très préoccupés par la perte de vie privée. Il y a une vraie demande.
Ensuite, s'il y a une chose que j'ai apprise chez Mozilla, c'est qu'une poignée de geeks motivés pouvaient changer le monde, ou du moins changer l'internet. En 1998, le problème à résoudre était l'absence de concurrence entre navigateurs Web, et le problème est aujourd'hui résolu. En 2015, c'est la vie privée. Les geeks préoccupés par ce problème sont déjà nombreux, tout comme les projets de chiffrement, d'autohébergement, etc. J'ai confiance dans l'émergence de solutions ergonomiques, plaisantes et faciles à utiliser, et qui feront mieux que les grands acteurs qui opèrent en silos.
Après le drame de Charlie Hebdo, les pouvoirs publics veulent justement accentuer la sécurité pour protéger la vie privée. Quelle est votre analyse sur ce subtil équilibre ?
Il n'est pas surprenant qu'il y ait un raidissement suite à ces deux terribles attentats. Les pouvoirs publics se doivent de montrer qu'ils agissent, et du coup les déclarations tonitruantes et les lois d'exception deviennent autant d'outils de communication. Mais il ne faut pas tomber dans le piège : surréagir et transformer nos démocraties en États policiers, c'est finalement faire ce que les terroristes attendent de nous.
Qu’aimeriez-vous faire après la rédaction de cet ouvrage ?
Retrouver un travail aussi passionnant que celui que j'avais chez Mozilla, si possible. Travailler dans la technologie, faire du logiciel Libre, essayer d'avoir un impact positif (même minime) sur le monde. Pour que mes enfants et petits-enfants disposent d'une vie où la technologie leur offre plus de libertés et d'opportunités.
Merci Tristan Nitot.