[Interview] Pourquoi les greffiers s’opposent à la mise en Open Data du registre InfoGreffe

Marche ou greffe
Droit 7 min
[Interview] Pourquoi les greffiers s’opposent à la mise en Open Data du registre InfoGreffe
Crédits : incomible/iStock/ThinkStock

Alors que l’examen du projet de loi Macron a repris hier à l’Assemblée nationale, les greffiers des tribunaux de commerce s’élèvent contre l’une des mesures phares du texte : la mise en Open Data du registre InfoGreffe, dont ils assurent actuellement la gestion. Renaud Dragon, porte-parole des salariés du greffe du tribunal de commerce de Paris, a bien voulu nous expliquer les raisons de cette opposition.

Depuis le mois décembre, les grèves des greffiers des tribunaux de commerce se multiplient à l’encontre de l’actuel article 19 du projet de loi Macron pour la croissance et l’activité. Et pour cause, l’exécutif veut obliger ces professionnels libéraux à transmettre à l’INPI, « par voie électronique et sans frais », les informations qu’ils collectent actuellement auprès des entreprises, et qui sont revendues par exemple via le site InfoGreffe (extraits Kbis, copies de comptes annuels,...).

L’INPI serait ensuite tenue d’assurer « la diffusion et la mise à disposition gratuite du public » de ces données, « à des fins de réutilisation ». Concrètement, chacun pourrait prendre connaissance des informations contenues dans ce registre sans sortir son porte-monnaie, et certains documents aujourd’hui payants seraient gratuits, tout en restant considérés comme des originaux.

kbis tarifs infogreffe

Dans son étude d’impact, le gouvernement explique qu’en « favorisant le renforcement d’oligopoles restreints dans l’accès à l’information, [le modèle actuel] est fortement dommageable à la concurrence, à la croissance, et donc à l’emploi ». Engagé dans une politique d’ouverture des données publiques, l'exécutif ajoute que cette mesure vise à soutenir « des innovations de rupture, en permettant l’émergence de nouveaux usages des données, ou des améliorations de la qualité des services rendus ». Les greffiers ne sont toutefois pas sur la même longueur d’onde, comme l’ont manifesté hier les plus de 200 salariés du greffe du tribunal de commerce de Paris...

Pourquoi êtes-vous opposés au dispositif proposé par le gouvernement ?

Monsieur Macron, en disant que dorénavant l'ensemble des données seront diffusées gratuitement par les greffes, les prive d'une partie de leur revenus et les fait revenir à la situation d'il y a une trentaine d'années, où la seule activité historique des greffes ne suffisait plus à leur permettre d'avoir un équilibre financier.

À l'époque, le gouvernement n'avait pas souhaité augmenter le taux de base, qui est le taux de rémunération des greffiers prévus par la Chancellerie, puisque nous sommes des officiers publics et ministériels. À partir de ce moment-là, les greffiers ont dû être rémunérés sur la diffusion de ces informations pour assurer l'équilibre financier des greffes.

Le ministre de l’Économie a pourtant déclaré devant la commission spéciale que la réforme envisagée ne posait pas de problème d’indemnisation et que vous bénéficiez actuellement d’une « double rémunération » : la première liée à la collecte des données, la seconde relative à leur diffusion. Il se trompe ?

Cette double rémunération existe effectivement, mais parce que la première partie de la rémunération ne suffit pas à assurer l'équilibre financier des greffes, et ça ce n'est pas nouveau ! Cette double rémunération est nécessaire pour la survie des greffes.

Dans le même temps, certains rapports montrent que les greffiers sont parmi les professions réglementées parmi les plus rémunératrices... Tout ceci n'est-il pas un peu contradictoire ?

Effectivement, ça peut l'être... Mais il ne faut pas oublier que les greffiers ont fait ça sur leurs fonds propres, qu'ils ont financé la diffusion des données (avec tous les instruments techniques, humains...). Ils ont un outil de travail développé sur leurs deniers propres. Alors dire que leurs revenus sont abusifs... Je ne sais pas, mais en tout cas ils ont grandement servi à la diffusion de ces informations pour le bien de l'ensemble du monde économique et des partenaires des greffes des tribunaux de commerce !

Concrètement, que se passerait-il si cette réforme était adoptée ?

Ça reviendrait à réduire la voilure des greffiers ! On rend un nombre de services très importants aux entreprises grâce à cette diffusion. Services qui ne seraient plus du tout assurés. Et même la qualité du registre du commerce risque d'en pâtir énormément puisque nous n'aurons plus les moyens, humains et techniques, pour continuer cette activité – ces moyens étant conditionnés par une rémunération correcte des greffiers.

Actuellement, nous collectons les données des entreprises (tout ce qui est chiffre d'affaires, forme de l'entreprise, nom-adresse du gérant...) et les vérifions. Entre les déclarations et la conformité de ces déclarations par rapport à la loi, il y a une analyse qui est faite par les greffes. Certains dossiers sont d’ailleurs rejetés parce que les entreprises ne se conforment pas totalement aux dispositifs légaux ou réglementaires actuellement en vigueur.

Par ricochet, si les greffiers ne peuvent plus assurer leurs missions correctement, ce sont les services judiciaires qui seront eux aussi menacés. Nous rendons d'immenses services, parfois gratuits, puisqu'une partie de notre activité consiste par ailleurs à assurer la diffusion des informations extra-judiciaires. Si demain on n'a plus la possibilité d'être rémunérés efficacement, le service rendu aux tribunaux dans le cadre de leurs activités judiciaires sera assuré au minimum.

C'est très dommage pour la qualité du service public de la justice, pour le justiciable, pour les entrepreneurs, pour les banques... Cette qualité, si on veut la retrouver, il faut forcément y mettre les moyens. Là où les greffiers investissaient, l'État devra investir et je ne crois pas que ce soit d'actualité... Tout ceci revient à casser quelque chose qui fonctionne très bien. Dire que les greffiers s'en mettent plein les poches avec ça, c'est totalement faux parce qu'ils investissent énormément dans leur activité. Je n'ai pas le ratio entre leurs investissements et ce qu'ils en retirent à titre personnel, mais c'est un procès qu'on pourrait mener à l'égard d'un nombre incalculable d'activités (footballeurs, stars...).

Prenons un exemple. La majorité des greffes, qui sont des greffes privés constitués donc d'officiers publics et ministériels, met un jour franc pour effectuer une formalité relative au registre du commerce. Mais il y a certains endroits où cette même formalité prend un an parce qu’elle est effectuée par des greffiers qui sont fonctionnaires, notamment en Alsace-Moselle ou dans les DOM-TOM.

Il y a une grande différence de qualité de service entre un greffe géré de manière privée et un greffe géré de manière étatique... Autre exemple : il vous faut moins de huit jours pour avoir une ordonnance de référé dans un greffe du tribunal de commerce, notamment à Paris, tandis qu’il vous faut trois à six mois devant le tribunal de grande instance, qui est pourtant juste en face de chez nous ! Parce que nous mettons et nous avons les moyens d'assurer un service de la justice qui soit compétent, efficace et rapide.

Ne peut-on pas imaginer un dispositif où les données brutes seraient mises à la disposition du public, gratuitement, et où les données enrichies pourraient dès lors être réexploitées commercialement par les greffiers ?

Nous ne pourrons pas le faire, puisque Monsieur Macron veut absolument que l'on diffuse gratuitement les extraits du registre du commerce. Le problème c'est que notre source principale de revenus de cette diffusion, c'est justement la vente d'extraits du registre du commerce.

Après, certaines informations sont déjà accessibles gratuitement sur Internet. On est prêt à faire de l'Open Data, mais en respectant les données personnelles des dirigeants.

Jusqu’où êtes-vous prêts à aller dans ce bras de fer avec le gouvernement ?

Pour l'instant, il s’agit de nos premiers jours de grève. Rien ne dit qu'on ne va pas les reconduire puisque de toute façon, l'équilibre financier des greffes n'étant plus assuré avec cette gratuité, c'est la perte d'une grande partie des emplois des tribunaux de commerce. Dès lors qu’on a plus rien à perdre, on ira plus loin.

C'est-à-dire ?

Demain, en reconduisant la grève, en arrêtant notre activité, on arrête l'activité non seulement du registre du commerce et de tous ceux qui en bénéficient actuellement, mais aussi des activités judiciaires qui pourraient être paralysées.

Un amendement vient tout juste d’être déposé, laissant entendre qu’un fonds d’indemnisation pourrait être prévu dans le cadre de la loi de finances pour 2016. Pensez-vous qu’un compromis soit possible ?

Si tel était le cas, il faudrait parler de reconsidération de la rémunération des greffiers dans l'accomplissement de leur mission. Un fonds d’indemnisation suppose que l'on fasse supporter par toute la collectivité la perte de revenu. C'est une solution bien plus dommageable que de faire supporter le coût de l'activité du greffe par les seuls usagers du registre du commerce.

Merci Renaud Dragon.

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