Le rapport du Pr Sirinelli est désormais en ligne sur le site du ministère de la Culture (PDF). Il reprend l'essentiel des revendications détaillées ci-dessous. Ces différentes propositions serviront à Fleur Pellerin pour défendre les intérêts des ayants droit contre tout projet européen de réforme. Essentiellement, le secteur ne veut pas entendre parler d’une modification de la directive sur le droit d’auteur, préférant une réforme de la directive 200/31/CE sur le commerce électronique. Celle qui encadre la responsabilité des hébergeurs et des FAI. Cette publication a d'ores et déjà fait réagir l'ASIC, l'association des sites Internet communautaires, comme nous le verrons dans une actualité à venir.
Mardi, Fleur Pellerin est venue au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique, qui tenait là sa séance plénière. À cette occasion, elle a salué les travaux du professeur de droit Pierre Sirinelli qui présentait ce jour son rapport d'étape (notre actualité) planchant sur une éventuelle révision de la directive de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins.
« Une contribution française essentielle ». Voilà comment la ministre de la Culture a accueilli ce « Rapport Sirinelli ». Sans entrer dans les détails de ce document de 87 pages (à télécharger ici), Fleur Pellerin a rappelé que la France n’était pas favorable à une réouverture de cette directive de 2001 qui encadre le droit d’auteur dans toute l’Europe. Il faut dire que les récentes déclarations de Jean-Claude Juncker ont inquiété et agacé les ayants droit. Pour exploiter « les possibilités des technologies numériques », le nouveau président de la Commission européenne veut en effet « de briser les barrières nationales » notamment en matière de droit d’auteur.
« Je relève à ce titre que le Parlement européen a confié, parmi ses 751 membres, à la seule élue du Parti pirate, Mme Julia Reda, la responsabilité d’un rapport sur le sujet. Je ne suis pas certaine que ce soit le meilleur moyen de favoriser une réflexion sereine … mais, en tout cas le débat est ouvert ! » a exposé de son côté Fleur Pellerin.
Celle-ci estime aussi le débat européen « biaisé, mal posé » avec « quelques contre-vérités flagrantes ». Par exemple, on aurait tort de présenter ce droit comme une « limite à l’innovation », « contraire aux libertés », sans possibilité d’évolution. « Ces clichés sont fondamentalement erronés et dangereux. Destiné à faire vivre les auteurs et les artistes, le droit d’auteur est bien sûr l’allié de l’innovation, sa base même, puisqu’il permet la création des œuvres de l’esprit » oppose la locataire de la Rue de Valois.
Pour elle, il est au contraire temps de « se poser la question de la contribution de tous les acteurs qui bénéficient de la diffusion des œuvres » et d’ouvrir « le débat de la lutte contre le piratage et de la mise en œuvre des droits, en impliquant, ici encore, tous les acteurs, des ayants droit aux hébergeurs, des moteurs de recherche aux fournisseurs de solution de paiement ou aux professionnels de la publicité. »
Une réforme inopportune et dangereuse pour les ayants droit
Mais que dit ce rapport ? Celui-ci « expose les enjeux d’une éventuelle évolution du cadre juridique européen en matière de droit d’auteur », lequel est encadré par la directive 2001/29/CE. Problème, les ayants droit auditionnés ne veulent pas d’une telle révision. Ils estiment cette réforme inopportune, du moins si elle ne s’étend pas à la directive de 2000 sur le commerce électronique, celle qui traite de la responsabilité des intermédiaires techniques.

Ils redoutent en effet que cette mono-révision « aboutisse à un recul de la protection du droit d’auteur au niveau européen » alors que « le texte actuel de la directive est en effet relativement protecteur pour les ayants droit ». Sur ce terrain, abonde en ce sens Pierre Sirinelli, « la réouverture des discussions sur le droit d’auteur interviendrait à une période où les utilisateurs paraissent moins sensibles à la nécessité d’une juste rémunération des auteurs et où les évolutions technologiques et économiques ont renforcé la position des prestataires techniques de l’Internet. »
L’avis des prestataires techniques, d’internautes et des consommateurs
Dans le camp d’en face, des prestataires techniques seraient également opposés à cette réforme. D’autres, rejoints par des associations d’internautes, y sont favorables. Ainsi, le statut du lien Internet serait trop incertain, car aiguillé par une directive trop imprégnée d’une conception traditionnelle du droit d’auteur. « Certains prestataires défendent également l’idée que les échanges de fichiers, d’images ou de vidéos entre personnes privées par le biais de sites Internet ne devraient pas être regardés comme mettant en oeuvre le droit de communication ou de mise à disposition du public ».
De même, la territorialité du droit d’auteur et la liste des exceptions et des limitations facultatives sont autant d’obstacles « au bon fonctionnement du marché intérieur ». Enfin, ils jugent que le texte de la directive est parfois trop flou, notamment celui qui permet aux ayants droit de prendre à leur encontre des mesures lorsqu’une atteinte aux droits d’auteur est constatée, « quand bien même ils ne seraient pas responsables de cette atteinte » (l’article 336-2 du CPI en est l’image exacte).
Les consommateurs et internautes enfin soutiennent eux un élargissement de certaines exceptions et limitations existantes au droit d’auteur (exceptions en faveur des bibliothèques, celles à des fins de recherche et à des fins pédagogiques, les oeuvres transformatives, etc.) « Des vœux ont également été formulés quant à une meilleure harmonisation de l’exception pour copie privée, qu’il s’agisse des conditions de l’exception – et par voie de conséquence de son champ d’application – que de ses modalités de compensation. »
La responsabilité conditionnelle des intermédiaires, cible de critiques
Du côté de la responsabilité conditionnelle des intermédiaires techniques, le Pr Pierre Sirinelli résume tout de go que ce régime a « affaibli la protection du droit d’auteur ». Et pour cause, il s’agit d’« une exception au mouvement historique de responsabilisation des opérateurs économiques à raison des dommages causés par leur activité ».
Justifié initialement par le développement d’Internet, celui-ci n’aurait donc plus lieu d’être avec un système arrivé à maturation. « Hormis les plus puissants d’entre eux, les ayants droit ne disposent pas des ressources leur permettant de repérer à tout instant les contenus illicites figurant sur Internet et d’en obtenir le retrait » ajoute le juriste. « En outre, ce régime exonère les prestataires techniques de toute vérification a priori de la licéité des textes, photos ou vidéos mis en ligne sur leurs sites et interdit aux autorités administratives ou aux juridictions nationales d’exiger de ces prestataires qu’ils préviennent la réapparition de contenus illicites précédemment retirés (stay down) ou qu’ils mettent en place des dispositifs généraux de surveillance et de filtrage des contenus ainsi référencés. »
Conclusion : « L’heure est venue de s’interroger sur le bien-fondé du maintien de ce régime dérogatoire ». Avec un pouvoir grandissant sur les services de communication, ces acteurs se sont « imposés dans le secteur de l’économie numérique », aux dépens des acteurs traditionnels (télévision, distributeurs de films, etc.). « Les sites de vidéos en ligne tels que YouTube et Dailymotion, les réseaux sociaux tels que Facebook, les services d’écoute de musique en streaming à la demande, tels qu’iTunes ou Deezer, les banques d’images sur Internet, telles que Shutterstock ou Fotolia, n’existaient pas en 2001. À cette date, Netflix n’avait pas non plus développé son service de vidéo à la demande ». Pour Sirinelli, la part du fromage s’est donc déplacée au profit de ces acteurs, qui ne soutiendraient donc pas assez la création culturelle, avalant dans le même temps les marchés publicitaires.
Rouvrir la directive de 2001, mais seulement pour renforcer le droit d’auteur
Dans tous les cas, résume-t-il encore, « l’heure n’est pas à la réduction de la protection du droit d’auteur ». Du coup, s’il doit y avoir révision de la directive de 2001, celle-ci doit s’orienter vers un renforcement de l’effectivité du droit d’auteur, et donc une consolidation du droit exclusif plutôt qu’un allongement de la liste des exceptions.
Celles-ci doivent au contraire être « réduites » en promouvant dans le même temps le monopole contractuel dans les mains des sociétés de gestion collective. Quelles pistes ? Il pourrait par exemple s’agir de clarifier que la revente d’occasion des biens culturels numériques n’existe pas sans support (règle de l’épuisement). De même, il serait judicieux de clarifier la notion de lien internet afin de mieux canaliser la jurisprudence Svensonn, et donc remuscler le droit d’autoriser et d’interdire au ceinturon des ayants droit.
Ne pas ouvrir la voie au « fair use »
De même, le rapport recommande de rester sur le mécanisme actuel des exceptions, qui sont autant de coups portés au monopole des auteurs. La directive de 2001 définit alors 21 exceptions dont 20 sont facultatives pour les États membres. Sirinelli récapitule cette économie par une généreuse formule : « lorsqu’on donne à l’auteur, on lui donne largement ; lorsqu’on le dépouille, on le dépouille strictement. »
En clair, il ne faudrait pas suivre l’exemple américain du « fair use » , qui est une liste ouverte d’exception. Certes, cette logique a le mérite de l’élasticité, mais « il est possible d’opposer, sur un plan pratique, tant les dangers d’une absence de prévisibilité que les risques de déséquilibres susceptibles d’apparaître. »
L’exception copie privée obligatoire en Europe, la question de son extension au cloud
Pour revenir à ces exceptions facultatives, le professeur de droit suggère également de rendre notamment l’exception de copie privée obligatoire. Ce passage rendrait inévitable le paiement de la redevance dans les pays qui y sont encore opposés, pour le plus grand bien des sociétés de gestion collective. « II serait également utile que le législateur européen clarifie sa position sur l’application de l’exception de copie privée dans le cloud (en particulier dans le cas du « casier personnel »). Nul doute qu’on se dirige là vers un mode de consommation de masse. Aussi serait-il bon que la Commission prenne position pour éviter des réactions divergentes au sein des États de l’Union ».
Des intermédiaires plus responsables, plus sollicités financièrement
Dans le même temps, au vu des auditions qu’il a menées, le rapport juge nécessaire un réexamen de la directive 200/31/CE sur le commerce électronique. C’est elle qui, rappelons-le, encadre la responsabilité des intermédiaires. Sur ce terrain, comme nous l’avons déjà souligné voilà peu, la SACEM voudrait faire payer aux intermédiaires une compensation pour toutes les utilisations licites ou illicites de leurs œuvres.
Du côté des producteurs, l’idée serait plutôt que créer une sorte de hiérarchisation entre la directive droit d’auteur et celle sur le commerce électronique, la première primant sur la seconde, pour résumer grandement, dès lors que leurs intérêts sont malmenés.
Le rapport mentionne tout autant les travaux du Conseil d’État qui prône la création d’une nouvelle catégorie d’intermédiaire (les plateformes) avec des obligations en plus sur leurs épaules. Il cite les préconisations des sénateurs Laurent Béteille et Richard Young qui proposent, eux, de ranger les services web 2.0 dans la catégorie des « Éditeurs de services », avec là encore des obligations en plus.
Il cite avec le même intérêt les travaux de Mireille Imbert Quaretta qui propose d’instaurer à droit constant, un notice & stay down, lequel obligerait les intermédiaires notifiés à scruter et empêcher les éventuelles remises en ligne d’une même œuvre. Un mécanisme qui suppose l’usage d’un logiciel d’empreintes pour apposer et détecter sur tous les flux un marquage informatique…
Le juge, une étape non nécessaire
Pour Sirinelli, Il est surtout « nécessaire, dans l’hypothèse d’une éventuelle réouverture de l’un de ces textes, que soit fermement réaffirmé le principe suivant lequel des injonctions peuvent être prises à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par le contrefacteur dans le cadre de son activité contrefaisante, et ce, indépendamment du fait que la responsabilité de l'intermédiaire ait été ou soit mise en cause ». De même, les préconisations du rapport MIQ (chartes, listes noires, notice & stay down) devraient être amplifiées à toute l’Union Européenne. Et il n’est pas bien utile de passer par le juge car cette étape « priverait en partie de son efficacité le dispositif envisagé, notamment pour des raisons purement temporelles ou encore procédurales ». Bref, autant armer une autorité administrative.
Dans ses principaux points, le rapport d'étape préconise donc de :
- Ne pas accepter le principe de réouverture de la directive 2001/29 sans que ne soit également envisagé le principe de réouverture de la directive 2000/31/CE relative au commerce électronique ou, à tout le moins, celle des articles 12 à 15 de ce texte.
- Demander, à ce propos, la création d’un nouveau statut pour certains intermédiaires techniques dont les activités étaient peu (ou pas) développées en 2000.
- Même en l’absence de réouverture de la directive 2000/31/CE, proposer certaines solutions de nature à atténuer certains effets de cette dernière dans le champ de la propriété littéraire et artistique. Comment ? En créant un système de compensation équitable comme le veut la SACEM ou en infléchissant certains des effets des régimes d'irresponsabilité conditionnée au sein de la propriété littéraire et artistique. IL pourrait également s’agir de favoriser ou d’instituer la création d'un système visant à impliquer certains des acteurs de la publicité et des modes de paiement.
- Réaffirmer avec plus de force certaines règles (non-épuisement du droit de distribution dans l’hypothèse de la fourniture en ligne d’oeuvres), raboter les incertitudes du statut du lien (notamment condition du « nouveau public »).
- Rejeter le « fair use », et donc réaffirmer l'attachement des systèmes de droit d'auteur pour une construction analytique des exceptions.
- Adopter des exceptions obligatoires, du moins en cas de besoin socio-économique, notamment.
- Chercher à promouvoir un nouvel équilibre entre fournisseurs de contenus et plates-formes de distribution.
(On pourra retrouver la liste intégrale de ces préconisations p.76 du rapport d'étape.)