Alors que la plupart des cybermarchands facturent désormais les frais de port à un centime d’euro afin de contourner l’interdiction des livraisons gratuites de livres, la ministre de la Culture vient de défendre auprès de deux députés l’objectif « symbolique et pédagogique » de la loi dite anti-Amazon. Un récent rapport parlementaire pointe pourtant vivement du doigt ces nouvelles mesures législatives.
Depuis le 10 juillet dernier, il n’est plus possible de se faire livrer gratuitement un ou plusieurs livres suite à une commande passée sur Internet (sauf si l’on dispose d’un abonnement spécifique ou que l’on va chercher son livre dans une boutique). Le législateur a en effet mis fin aux deux ristournes que pouvaient pratiquer les cybermarchands : la gratuité des frais de port et la remise de 5 % prévue par la loi sur le prix unique du livre de 1981. Dans la pratique, cela signifie qu’un livre acheté sur Internet coûte plus cher que si le consommateur se rend en magasin, puisque les librairies physiques demeurent bien entendu autorisées à faire des rabais de 5 %.
Sauf que comme on pouvait s’y attendre, la plupart des e-commerçants, à commencer par Amazon et La Fnac, ont tout simplement fait passer leurs frais de port à 1 centime... L’effet « psychologique » recherché par les pouvoirs publics semblait ainsi grandement mis à mal. On se souvient pourtant que gauche et droite ont voté cette loi dite « anti-Amazon » dans un large consensus, avec l’espoir que la fin de l’argument commercial du « zéro frais de port » aide les librairies physiques face à la concurrence des géants du Net.
Dès la fin du mois de juillet, le député Lionel Tardy (UMP) avait cependant pris sa plume pour interpeller la ministre de la Culture au sujet de ce contournement, non sans un certain agacement. « Cette pratique, qui était prévisible, a pour conséquence d'annuler presque totalement les effets de la loi » affirmait ainsi l’élu. « Étant donné que Mme la ministre a activement modifié et soutenu cette disposition lors des débats parlementaires, il souhaite connaître son analyse à ce sujet » poursuivait-il à l’attention d’Aurélie Filippetti.
Fleur Pellerin assume l’objectif « symbolique et pédagogique » de cette loi
Mais remaniement ministériel oblige, c’est finalement Fleur Pellerin qui a répondu cette semaine à la question écrite du député. La fin de la gratuité des frais de port, argumente la nouvelle locataire de la Rue de Valois, « a un objectif symbolique et pédagogique assumé (...). Elle n'emporte pas à elle seule la totalité des effets de la loi. »
La ministre fait ainsi valoir que ces dispositions visaient « à rétablir l'équilibre au sein du système de prix fixe » : « L'acheteur de livres qui souhaite bénéficier d'une prestation de livraison à domicile doit payer cette prestation, quand bien même le détaillant en fixerait le coût à 1 centime d'euro. Il est donc désormais impossible d'acheter un livre à distance et de se le faire livrer à domicile pour le même prix qui serait payé en magasin » explique ainsi Fleur Pellerin.
L’ancienne ministre déléguée à l’Économie numérique laisse d’ailleurs entendre que ce dispositif était le meilleur compromis possible, l’autre option ayant tout simplement consisté à alourdir davantage le prix des frais de port, au détriment des petits cybermarchands. « Le gouvernement n'a pas voulu encadrer davantage le prix de la livraison. En effet, imposer de facturer les frais de port aux coûts réels aurait, de fait, avantagé les acteurs de la vente en ligne les plus puissants, puisque le volume de leurs ventes leur permet de négocier des contrats de gros avec les transporteurs à des conditions préférentielles. »
Un impact économique « fortement affaibli »
Cette analyse n’est cependant pas partagée par tous, y compris au sein de la majorité. Au travers d’un récent rapport parlementaire, le député Jean-Marie Beffara a en effet sévèrement critiqué ce dispositif et son application. « Faille volontaire ou contournement mal anticipé par le législateur et le gouvernement, la loi surnommée « anti-Amazon » a été détournée de l’un de ses objectifs principaux en permettant à ladite entreprise de fixer légalement un prix de livraison à 1 centime d’euro. Si symboliquement la loi est respectée, il est évident que son impact économique et son objectif de rééquilibrage concurrentiel au profit des librairies en sont fortement affaiblis. »
L’élu ne mâchait d’ailleurs pas ses mots : « La loi doit avoir un caractère normatif avéré, et non « un objectif symbolique et pédagogique assumé » comme s’en réclame le ministère à propos de cette disposition ».
Jean-Marie Beffara poursuivait en expliquant avoir du mal à comprendre pourquoi le gouvernement ne souhaitait pas actionner d’autres leviers suite à ce qu’il percevait comme un échec, par exemple en encadrant davantage le prix des livraisons. « Il est en effet peu cohérent d’adopter une loi ayant comme objectif affiché la protection des librairies indépendantes et leur valorisation comme lieu d’accès à la culture, tout en refusant de modifier celle-ci en découvrant que les effets attendus ont été neutralisés. Ceci afin de défendre les intérêts du secteur de la vente en ligne – en contradiction d’avec l’objet même de la loi – et les intérêts du lecteur – si tant est que la facturation des frais de port soit un frein réel à l’accès de la culture. Cet accès serait en revanche incontestablement favorisé par l’implantation de nouvelles librairies dans les zones géographiques qui en sont privées grâce à une régulation efficace du marché. »
L’élu, que l'on n'avait pourtant guère entendu durant les débats parlementaires, demandait d'autre part à ce que des dispositifs complémentaires « visant à rétablir la concurrence fiscale entre les entreprises étrangères de la vente à distance et les librairies indépendantes » soient adoptés.
Le gouvernement envisage de durcir les sanctions contre les cybermarchands
Au travers d’une réponse à une autre question écrite, Fleur Pellerin vient toutefois de concéder que « le gouvernement envisage par ailleurs de compléter le décret n° 85-556 du 29 mai 1985 relatif aux infractions à la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre afin de sanctionner les infractions aux nouvelles dispositions légales applicables à la vente à distance, telles qu'issues de la loi du 8 juillet 2014 ». En clair, il serait question de punir plus sévèrement les cybermarchands qui ne respecteraient pas la loi anti-Amazon. Actuellement, ce décret fait référence à une peine d’amende applicable pour les contraventions de troisième classe, c’est-à-dire 450 euros au plus (montant qui peut être multiplié par cinq pour les personnes morales).
Il est néanmoins assez ironique de voir que le gouvernement brandit cette piste, alors que Fleur Pellerin explique quelques lignes plus haut que « les grands opérateurs de vente à distance (...) respectent tous les nouvelles dispositions » législatives...
Rappelons enfin que la Commission européenne a émis de sérieux reproches à l’égard de cette loi, qui pourrait dès lors faire l’objet d’un recours devant les tribunaux si jamais Bruxelles décidait de passer à l’action.