Réuni aujourd’hui, le Conseil des 28 pays de l’Union va-t-il mettre à terre la définition ambitieuse de la neutralité du Net proposée par le Parlement européen début 2014 ? C’est fort possible craignent plusieurs organisations citoyennes au regard du contenu des documents de travail.
Souvenez-vous. Le 4 avril dernier, le Parlement européen adoptait une définition de la neutralité du net, suite à des amendements déposés par les eurodéputées Catherine Trautmann (PS) et Amelia Andersdotter (Parti Pirate). Catherine Trautmann se félicitait d’avoir ainsi « réussi à introduire une définition précise des «services spécialisés» afin qu'ils ne soient pas confondus avec les «services d'accès à Internet», et aussi une référence obligatoire au principe de la neutralité du net. »
En sortie de vote, ce texte définissait la neutralité du réseau comme un « principe selon lequel l'ensemble du trafic internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l'expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l'appareil, du service ou de l'application ». De même, « les utilisateurs finaux sont en droit d'accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d'exécuter et de fournir les applications et les services et d'utiliser les terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l'utilisateur final ou le fournisseur, ou quels que soient le lieu, l'origine ou la destination du service, de l'information ou du contenu, par l'intermédiaire de leur service d'accès à l'internet. »
Dans ce mouvement, les acteurs des réseaux (FAI, etc.) pourraient fournir des services spécialisés, mais seulement de manière résiduelle, à savoir « que si la capacité du réseau est suffisante pour les fournir en plus des services d'accès à l'internet et s'ils ne portent pas atteinte à la disponibilité ou à la qualité des services d'accès à l'internet ». Le Parlement européen interdisait en outre les discriminations « entre des services ou des applications équivalents sur le plan fonctionnel. »
La neutralité du Net, un simple objectif ?
S’il garantissait une neutralité du net explicite, ce texte doit encore franchir une étape décisive : le Conseil, structure européenne composée des chefs d'États ou de gouvernements des vingt-huit pays de l'Union. Or, en préparation d’une réunion qui aura lieu aujourd’hui au Conseil « Transports, télécommunications et énergie » (TTE) à Bruxelles, la présidence italienne propose tout simplement de retirer ces définitions de la neutralité du Net et des services spécialisés, tout en cadrant les possibilités de discrimination des flux.
Au lieu et place, la neutralité ne deviendrait qu’un objectif, ce qui change juridiquement la donne. En contrepartie, la présidence veut poser des principes clairs en faveur de la gestion du trafic, se contentant de l’obligation de maintenir une capacité réseau suffisante pour l’accès Internet indépendamment des autres services délivrés par le même accès. « Un tel texte devrait clarifier que la gestion du trafic est autorisée à condition d’être transparente, non discriminatoire, proportionnée et non anticoncurrentielle » écrit une note de ces services, révélée par EDRI.
Cette note précise encore dans son article 23 que les gestions de trafic qui bloquent, ralentissent, altèrent, dégradent ou discriminent certains types de contenus, d’applications ou de service, etc. seraient permises dans quatre scénarios (décisions de justice ou obligations légales, sécurité et intégrité, congestion, ou à la demande d’un acteur en cas d’urgence ou de contrat spécifique). Elles doivent ensuite cesser une fois qu’elles ne sont plus nécessaires.
Si ces dispositions sont adoptées elles devront ensuite être avalisées au Parlement européen. Pour la Quadrature, en attendant, ce pas en arrière est déplorable. « Les gouvernements européens sont en train de céder au lobbying le plus honteux des opérateurs télécoms dominants. En faisant cela, ils sont concrètement en train de préparer la fin de l'Internet tel que nous le connaissons, et de tous les bénéfices qu'il apporte pour l'engagement démocratique et l'innovation » écrit Félix Tréguer, cofondateur du collectif. Des critiques qui rappellent celles émises contre les positions françaises, justement très attentives sur les services spécialisés.
Voies rapides, voies lentes
Dans une lettre cosignée, plusieurs organisations dénoncent le refus de la présidence italienne de « garantir un Internet ouvert à tous, parce qu'elle manque d'une définition claire de la neutralité du Net et ne met pas concrètement hors-la-loi toutes formes de discrimination en ligne, comme la discrimination financière. Accepter une telle proposition équivaut à un rejet de la neutralité du Net et aura de sérieuses répercussions sur l'innovation et la liberté de communication en Europe et dans le monde entier. »
Ils épinglent spécialement les flous existants dans ce fameux article 23, qui serait une véritable porte ouverte à une discrimination sur les prix. « L'article 23.2.f autorise spécifiquement les fournisseurs d'accès à intervenir sur le trafic pour assurer l'acheminement d'autres services à l'utilisateur. Cela créera la possibilité que certains services soient contractuellement placés sur des « voies rapides », avec des restrictions posées sur les autres services qui pourront être placés sur des « voies lentes » ».
Or, pour les signataires de cette lettre ouverte (Chaos Computer Club, la Quadrature, Net User’s Right Protection Association, etc.) « La neutralité du Net est le principe établissant que les fournisseurs d'accès n'ont pas le droit de décider qui peut avoir accès à leurs clients et qui ne le peut pas. Si certains services ne sont pas accessibles sans coûts additionnels, ou que d'autres sont soumis à des charges supplémentaires, alors la conséquence pratique est la même que bloquer ou d'étrangler les services qui ne peuvent pas payer pour un accès privilégié. »