Avant-hier, la justice européenne a tenté de répondre à la problématique de l’intégration des vidéos hébergées sur des plateformes comme YouTube : peut-on librement intégrer ces contenus sur un site tiers ? Est-ce qu’intégrer, c’est voler, pour reprendre un titre d’Arrêts sur Images ? Pour y voir plus clair, nous nous sommes entretenus avec des juristes
D’entrée, Alain Strowel, professeur de droit à l’Université Saint-Louis et de Louvain en Belgique et avocat spécialiste des questions de liens sur Internet, « cette décision [dite BestWater, NDLR] n’apporte pas grand-chose, elle vient simplement confirmer une solution déjà portée par l’arrêt Svensson ».
Depuis cette précédente affaire, la Cour de justice de l’Union européenne souligne en effet que si une œuvre est déjà librement disponible sur Internet, l’établissement d’un hyperlien vers elle n’est pas soumis à une nouvelle autorisation préalable des ayants droit.
Pourquoi ? Car il manque un critère spécifique, celui d’une communication à un public nouveau. « Cette solution vaut pour les liens directs, classiques, mais également pour les liens profonds. Dans l’affaire BestWater, la Cour l’applique aussi à l’intégration de vidéo (embedding), qui peut être assimilée à des liens par cadrage (framing) ou par insertion (inlining). Du point de vue du droit d’auteur et de la communication au public, il n’y pas de différence entre ces diverses techniques d’hyperlien. Mais pour l’application du droit de la concurrence déloyale par exemple, le fait d’avoir un lien par intégration de contenu (plutôt qu’un lien simple) peut s’avérer important. »
La Cour présuppose qu'il y a eu autorisation de l'ayant droit
En clair, lorsqu’on intègre une vidéo sur un site tiers, on élargit certes son audience, mais cette diffusion ne vise pas un nouveau public. Il n’y a donc pas de « communication » à ce public nouveau et il n’est pas davantage nécessaire d’obtenir une nouvelle autorisation. « Mais évidemment cela ne vaut que si la vidéo initiale a été mise en ligne avec autorisation. C’est une condition importante » tempère lourdement le Pr. Alain Strowel.
Beaucoup de personnes ont pourtant vu dans cette décision un gros feu vert pour intégrer sur un site tiers une vidéo mise en ligne sans autorisation par les ayants droit. « Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation, insiste ce professeur de droit, car l’analyse de la Cour présuppose justement qu’il y a eu autorisation. »
En résumé, donc, il y a une certitude : quand une vidéo est mise en ligne sur une plateforme avec l’autorisation des ayants droit, l’intégration (embedding) de ce contenu est libre sur un site tiers. Mais quand cette mise en ligne est faite sans leur autorisation, on ne peut déduire de cette ordonnance une solution identique. « La Cour laisse en effet supposer qu’on peut dans certains cas encore agir en responsabilité directe pour atteinte aux droits d’auteurs à la communication au public, du fait de cette condition supplémentaire liée à l’autorisation. »
D'autres restrictions possibles malgré l'autorisation de l'ayant droit
Des restrictions supplémentaires peuvent en outre gâcher cette fête au partage : « D’autres théories peuvent s’appliquer même dans le cadre d’une mise en ligne autorisée par les titulaires de droits d'auteur. Elles pourraient permettre d’interdire certaines reprises, notamment en cas de comportement parasite ou déloyal, lorsqu’une entreprise reprend la vidéo d’un concurrent et profite ainsi indûment de l’investissement réalisé par un tiers et induit le public en confusion sur l’origine de la vidéo. »
Pour Benjamin Fabre, auteur d’une thèse en droit sur la crise du droit d’auteur, l’analyse est partagée : « il est essentiel de garder à l'esprit d'une part, que l’ordonnance ne parle pas de contrefaçon mais d’œuvres autorisées à la diffusion, et d'autre part, que ce n'est qu'une ordonnance en réponse à une question préjudicielle évidente qui n'a donc pas la même portée qu'un arrêt. Par ailleurs, indépendamment des critères soulevés que sont la communication à un public nouveau et l'utilisation d'une technique spécifique différent de celui de la communication d'origine, d'autres leviers d'action restent disponibles pour des titulaires de droit. Prenons un exemple volontairement caricatural : si un site à tendance satanique ou pornographique inclut, disons...par provocation, un lien vers une vidéo, oeuvre de l'esprit, valorisant des valeurs religieuses, le titulaire des droits pourra toujours faire valoir une atteinte à son droit moral via l'atteinte à l'intégrité subjective de l’œuvre. Finalement cette ordonnance ne change pas grand chose.. »
Quand y a-t-il autorisation ?
Le sujet soulève d’autres questions : à partir de quand une mise en ligne d’une vidéo est-elle autorisée par un ayant droit ? Comment vérifier les conditions de cette autorisation ? « C’est un point qui va être important en pratique, considère le Pr. Strowel. Sur YouTube, beaucoup de contenus ont été légalisés et monétisés. Les ayants droit sont avertis par la plateforme de la présence de contenus protégés. Ils ont alors le choix de demander soit leur retrait soit une monétisation par la publicité. Le cas échéant, il y a une autorisation pour le maintien, mais il y aura discussion pour l’incrustation en aval : si on intègre sur un site tiers et qu’il n’y a pas de retour en termes de revenus publicitaires, l’autorisation peut-elle toujours valoir ? ». Ces interrogations valent évidemment pour YouTube comme pour toutes les autres plateformes d’hébergement.
Pour que les doutes soient clairement levés, il serait en tout cas nécessaire qu’une nouvelle question préjudicielle soit posée, axée sur l’hypothèse de la mise en ligne « sauvage » d’une vidéo et soulevant le sort de son intégration sur un site tiers. En attendant, pour notre part, nous nous garderons de toute interprétation extensive. « Il n’est pas sûr non plus qu’une telle question relève du droit européen, car on est à la limite de ce qui a été harmonisé par les directives européennes relatives au droit d’auteur » prévient encore Alain Strowel.