Si l’utilisation des réseaux sociaux par les salariés pose parfois problème dans le secteur privé, le secteur public n’est pas non plus épargné. La situation s’avère même plus délicate encore lorsque les fonctionnaires détiennent des informations sensibles et confidentielles, à l’image des policiers et des gendarmes. Nous avons donc enquêté afin de savoir comment les forces de l’ordre faisaient face au développement de ces nouveaux outils de communication.
Cet été, le quotidien britannique « The Guardian » révélait que 828 plaintes avaient été déposées depuis janvier 2009 à l’encontre de policiers anglais et gallois, et ce pour des débordements sur les réseaux sociaux. En cause ? Des commentaires racistes sur Facebook ou Twitter, la mise en ligne d’images compromettantes de collègues (un agent qui dort dans une salle de contrôle de caméras...), des fonctionnaires qui demandent à des victimes de les ajouter en tant qu’ « ami », etc.
Si 115 de ces plaintes n’ont donné lieu à aucune réprimande particulière, les cas les plus sérieux ont en revanche conduit à l’ouverture d’enquêtes internes. À l’issue de ces procédures, ce sont plus de 70 personnes qui ont quitté la police selon nos confrères, que ce soit du fait d’une démission, d’un limogeage ou d’une retraite anticipée. D’autres ont pu écoper de simples avertissements écrits, à l'image de ces deux policiers qui avaient publié sur Facebook des photos d’eux en train de poser avec des armes.
Mais en France, qu’en est-il ? Si l’on sait que certains policiers ont déjà été mis en cause dans des affaires médiatisées, tels ces policiers qui avaient tenus des propos islamophobes sur Facebook durant les émeutes survenues à Trappes durant l’été 2013, le ministère de l’Intérieur reste extrêmement discret quant à ces excès. Les autorités se montrent néanmoins conscientes du phénomène, comme l’illustre le nouveau « Code de déontologie » commun aux gendarmes et policiers. Ce texte en vigueur depuis le 1er janvier impose en effet aux agents de respecter une certaine discrétion sur les « réseaux de communication électronique sociaux ».
Moins de dix enquêtes lancées chaque année par la police des polices
Sollicitée par Next INpact, la Police Nationale a toutefois accepté de révéler quelques éléments statistiques. Il s’avère ainsi que l’IGPN, la police des polices, a été saisie en 2013 de sept enquêtes relatives à des « débordements » liés à l’utilisation de réseaux sociaux. Pour cette année, ce sont cinq enquêtes qui ont été diligentées. Les problèmes relevés concernaient principalement :
- des manquements au devoir de discrétion professionnelle, après que des éléments confidentiels (sur des enquêtes, etc.) aient été dévoilés,
- des manquements aux devoirs de neutralité et de réserve, pour des opinions clairement manifestées s’agissant de religion ou de politique (sur le mariage pour tous par exemple),
- des manquements au devoir d'exemplarité,
- des atteintes portées au crédit et au renom de l'institution, etc.
La Police Nationale reste cependant très discrète, refusant de communiquer le nombre d’agents concernés par ces enquêtes, ainsi que les faits litigieux. Chaque procédure peut en effet viser plusieurs fonctionnaires, et les manquements aux devoirs évoqués ci-dessus peuvent également être multiples.
« Nous n'avons - et fort heureusement - pas de chiffres d'une ampleur comparable à celle évoquée par la presse anglaise » se félicite quoi qu’il en soit Franck Dehay, porte-parole de la direction générale de la Police Nationale. Du côté de la gendarmerie, on affiche d’ailleurs le même étonnement face aux statistiques révélées par le Guardian. « Il n'y a pas de plainte de ce style-là » nous a-t-on assuré. Pas de plainte, donc aucune enquête en vue d’une procédure disciplinaire.
Certains relèveront quoi qu'il en soit que tous les « excès » ne donnent pas forcément lieu à une plainte formelle.
Uniquement des sanctions « pédagogiques » pour l’instant
Même si des mesures ont bel et bien été prises à l’encontre des policiers fautifs, les sanctions n’ont pas été comparables avec les avertissements ou même les départs forcés ayant été décidés outre-Manche. « Plutôt que de sanctionner, nous avons pris le chemin d'actions pédagogiques. Parce qu'il y a parfois, surtout chez les jeunes fonctionnaires, une certaine méconnaissance des risques et de la portée de leur expression sur les réseaux sociaux » indique Franck Dehay.
Autrement dit, il n’y a eu aucune sanction disciplinaire telle qu'une mise à pied. En revanche, certains agents, après avoir été « sensibilisés », sont devenus des « personnes ressources » dans les services et agissent aujourd’hui a priori de manière à informer leurs collègues sur les risques encourus du fait d'une mauvaise utilisation des réseaux sociaux. Des films mettant en scène des policiers épinglés ont par ailleurs été réalisés. « Les trois maîtres mots de notre action en la matière sont la sensibilisation, l'explication et l'information » souligne-t-on du côté de la Police Nationale.
Des sanctions plus importantes restent quoi qu’il en soit envisageables, même si l’administration ne préfère pas en arriver là pour l'instant. « Si les faits étaient suffisamment graves, il serait possible de s'appuyer sur le Code de déontologie, qui relève du domaine règlementaire, pour demander des sanctions [disciplinaires de type blâme ou exclusion du service, ndlr] » confirme en ce sens Franck Dehay. Les autorités se veulent néanmoins confiantes, d’autant que ce n’est pas la première fois qu’elles ont à affronter ce type de phénomène, des problèmes similaires étant survenus suite à l’arrivée des emails par exemple. « À mesure que les technologies évoluent, nous sensibilisons les fonctionnaires sur les dérives liées à l'utilisation de ces nouvelles technologies. »
Des guides de bonne conduite à destination des gendarmes et policiers
De fait, l’accent est effectivement mis sur la prévention, puisqu’un guide du « bon usage des médias sociaux » a été édité par les autorités, outre différentes « notes de sensibilisation » remontant pour certaines à 2010. Il existe plus précisément un guide pour la police, dont la dernière version date de cette année, et un second pour la gendarmerie, lequel a été publié en fin d’année dernière.
Les fonctionnaires se voient tout d’abord rappeler que l’utilisation des médias sociaux au sens large (plateformes de vidéos, sites communautaires, réseaux sociaux professionnels, etc.) est « tolérée » dans le cadre de leur activité professionnelle, mais que cela ne doit pas empiéter de manière abusive sur leur temps de travail, à l’image de ce qui prévaut pour les salariés.
L’État réclame surtout d’eux la plus grande vigilance s’agissant des informations qu’ils mettent en ligne. « Sur les médias sociaux, le principal risque reste la divulgation d’informations sensibles ou classifiées relatives aux opérations menées. La publication d’un statut au premier abord anodin, d’une photo ou d’une vidéo peut parfois révéler des informations confidentielles stratégiques » explique ainsi le guide de la police.
On note au passage une remarque qui prend toute sa saveur quelques mois après le début des révélations Snowden : « les médias sociaux constituent une source d’informations très riche pour des services de renseignement, afin d’obtenir des informations sur les institutions ». En clair, les autorités craignent que les services secrets d’autres pays viennent glaner des données sur les profils des agents de police français.
Protéger l’État et les agents eux-mêmes
S’il s’agit de protéger l’État et son action, les fonctionnaires sont également sensibilisés sur les risques qu’ils peuvent faire courir à leurs proches. « La mise en ligne de photographies personnelles assorties d’informations relatives à votre qualité d’agent du ministère de l’Intérieur peut avoir pour conséquence de mettre en danger vos proches lorsqu’ils sont identifiés au sein de vos publications » prévient ainsi le guide. On peut en effet imaginer qu’une personne malintentionnée se serve de photos sur Facebook pour repérer la femme ou les enfants d’un agent.
Du coup, tout un panel de « réflexes » est proposé aux policiers : utiliser un pseudonyme, être vigilant quant à l’ensemble des informations et documents mis en ligne, calibrer au mieux ses paramètres de confidentialité, désactiver la géolocalisation, opter pour un mot de passe complexe...
La gendarmerie invite ses agents à se montrer drôles et sympathiques
Il est intéressant de voir que du côté de la gendarmerie, on insiste davantage sur les aspects relatifs à la « proximité numérique » entre les agents et la population. Ce guide contient d’ailleurs une section spécialement conçue pour les militaires qui échangent sur le Net en revendiquant leurs liens avec l’institution (dans le cadre d’un blog par exemple, ou pour une brigade qui ouvrirait sa propre page Facebook). Il leur est notamment conseillé d’adopter un ton « décontracté et complice », en faisant par exemple preuve d’humour et d’empathie !
La période est aux #NezRouges ... Il vaut mieux les voir au cirque qu'au volant ! La preuve : http://t.co/pqPGQTlQeC pic.twitter.com/C0GARBfSZg
— GendarmerieNationale (@Gendarmerie) 22 Octobre 2014
De nombreuses recommandations sont également formulées à propos de la rédaction et de la mise en page, l’idée étant une fois de plus de promouvoir une bonne image auprès de la population. Il est ainsi préconisé d’adopter un ton personnel - ni trop généraliste, ni trop journalistique - de traiter des choses qui touchent au quotidien de la population, d’« angler » ses articles sur des sujets utiles, de travailler à l’animation d’une communauté, etc.
Mais si ce guide se veut résolument « 2.0 », en invitant expressément les gendarmes à faire preuve de transparence et d’une grande ouverture d’esprit, il en appelle malgré tout les militaires à se montrer vigilants, par exemple en matière de commentaires. Ceux-ci sont à cet égard invités à conserver en permanence une capacité de modération, voire à supprimer tous les messages inappropriés ou « qui n'apportent rien au débat ».
La progressive mise en place de la police « 2.0 » vantée par Manuel Valls
La lecture de ces deux guides permet de mieux comprendre la façon dont la police et la gendarmerie gèrent désormais leurs comptes officiels sur les réseaux sociaux. Le ton et les réponses parfois surprenantes des forces de l’ordre sont d’ailleurs souvent avancés parmi les raisons expliquant le succès croissant des autorités sur ce terrain. La Police Nationale compte à ce jour plus de 17 000 « followers » sur Twitter et environ 125 000 « J’aime » sur Facebook. La Gendarmerie Nationale dispose d’une large avance en la matière, avec près de 38 000 abonnés sur Twitter et 211 000 « J’aime » sur Facebook.
.@morganecajan chère Morgane, vous êtes bien impolie, nous faisons de suite appel à Super Nanny. pic.twitter.com/5PyakZdJZF
— Police Nationale 44 (@PNationale44) 22 Octobre 2014
Rappelons d’ailleurs que lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, Manuel Valls avait initié différents mouvements afin d’engager « la police nationale et la gendarmerie dans cette voix de modernité, et notamment à travers les réseaux [sociaux] ». Le locataire de la Place Beauvau ambitionnait tout particulièrement de « s'appuyer sur les réseaux sociaux pour recueillir les doléances de la population ». Nous devrions d’ailleurs y revenir prochainement.