Alors que Google réunit aujourd’hui à Paris son Comité consultatif sur le droit à l’oubli, nous publions ci-dessous l’interview de Nicolas Poirier. Le responsable juridique Ebuzzing & Teads revient sur le sujet et ses angles morts, sujet de nombreuses critiques.
Depuis le 13 mai 2014, la justice européenne a consacré un "droit à l'oubli". Comment jugez-vous cette décision ?
Cette décision est, en l’état, une catastrophe, et je pèse mes mots. Elle n’est pas une catastrophe pour les « grandes majors du web », comme j’ai pu le lire ici ou là pour décrédibiliser les messages d’alarmes qui ont déjà été publiés par ces dernières en réaction à cette décision : pour ces sociétés, ce n’est qu’une contrainte à gérer mais cela ne correspond absolument pas à une perte de revenus.
Non, s’il s’agit bien d’une catastrophe, c’est bien pour la mémoire collective. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si le droit à l’oubli est dans l’esprit justifié pour des individus qui souhaitent légitimement faire disparaitre d’internet un contenu qui leur porte à tort préjudice, ce droit à l’oubli là est total, et permet également à celles et ceux qui ne devraient en aucun cas bénéficier d’un droit à l’oubli d’en disposer. Et le drame, c’est que c’est surtout ceux-là qui en usent.
Aujourd’hui, un politique condamné pour détournements de fonds, pour corruption, ou tout simplement ayant fait une déclaration consternante qu’il regrette d’avoir assénée peut faire disparaitre tout simplement toute trace d’internet. Idem pour un individu condamné pour pédophilie, ou encore une société escroquant ses clients et constatant que ces derniers font état de l’escroquerie sur des blogs, sur des forums, etc.
Pire, je lis aujourd’hui dans les quelques articles qui font état de cette décision que finalement, elle ne concerne que Google. C’est hélas foncièrement faux : la décision n’évoque que Google parce que Google était la seule société poursuivie dans cette affaire, mais ce droit à l’oubli total et imparable est applicable aussi bien à Google qu’aux articles originaux publiés sur des sites de presse. D’ailleurs, des avocats ne s’y sont pas trompés et commencent déjà à envoyer mises en demeure à ces sites mêmes pour faire supprimer des articles visant leurs clients sur la base de ce droit à l’oubli. Et croyez-moi, ce sont rarement des personnes pour lesquelles vous auriez de la sympathie qui font ce type de demandes, dans 99% des cas : ayant été responsable juridique d’Overblog (première plateforme de blogs en France), j’ai vu passer tous les jours ce type de demandes pendant 6 ans.
J’aimerais vous donner un exemple très concret. L’ancien président de la FIA, Max Mosley, a été surpris en train de se livrer à une sorte « d’orgie nazie » avec des prostituées habillées en prisonnières de camps de concentration. Cette information, lorsqu’elle a été révélée par le tabloïd britannique « News of The World » qui n’avait certes pas une excellente réputation, a permis l’éviction de cet homme de la tête de la FIA, suite à la pression des constructeurs automobiles qui ne voulaient en aucun cas être associés d’une manière ou d’une autre à de pareils agissements.
Depuis, Max Mosley est l’un des plus grands partisans du droit à l’oubli, et d’ailleurs, comme vous pourrez le constater, il ne s’est pas privé d’en faire usage, des informations ayant été retirées de google (Certains résultats peuvent avoir été supprimés conformément à la loi européenne sur la protection des données. En savoir plus) (NDLR : cette personnalité publique est l’une des seuls à voir cette mention s’afficher en bas des résultats)
Qui peut considérer normal qu’un pareil homme, et ce n’est qu’un exemple, puisse se racheter une virginité et chercher à faire oublier des faits aussi odieux, et un jour pourquoi pas revenir à des hautes fonctions ?
Quelles autres solutions auraient pu être trouvées par la CJUE ?
Étant donné la portée que ne pouvait qu’avoir cette décision, la CJUE se devait de rendre une décision précise, évoquant les cas précis dans lesquels ce droit à l’oubli peut s’appliquer, et surtout, à l’inverse, prévoir les cas impératifs dans lesquels un droit à l’oubli ne devrait pas s’appliquer, en énumérant par exemple le cas des personnalités publiques, ou des individus condamnés pour des faits particulièrement graves et odieux, et également, dire à partir de combien de temps après les faits un droit à l’oubli s’applique. En ne le faisant pas, la CJUE a créé un devoir d’amnésie / amnistie plus qu’un droit à l’oubli. Alors que l’on vient de commémorer la fin de la seconde guerre mondiale et d’évoquer le devoir de mémoire, cela semble paradoxal.
Mais la CJUE réserve ce cas. Au Paragraphe 81 de l’arrêt elle dit en contre-balancier que l’intérêt du public à disposer d’une information peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique…
Je suis désolé, mais pour moi, c'est infiniment trop vague pour apporter une limite à la règle qui est énoncée de manière beaucoup trop générale. D'ailleurs, les avocats ne s'arrêteront pas à cette limite, et feront valoir que de toute façon, le droit à l'oubli est justifié par tel ou tel argument.
Les CNIL européennes voient maintenant d'un mauvais œil la mise en œuvre de cette décision par Google. Et vous ?
Les « Cnil Européennes » ont un peu ce qu’elles méritent : il leur appartenait, et leur appartient toujours, de faire des règles claires et sans équivoque si elles ne veulent pas que les opérateurs privés soient obligés de définir leurs propres règles. Si j’osais une critique, je ferais remarquer que la Cnil Française est toujours très prompte à critiquer le comportement des sociétés privées, mais ne condamne jamais ou symboliquement l’État quand il fait bien pire, par exemple en inscrivant des personnes dans le fichier Stic par erreur, et les empêche ainsi d’accéder à certaines professions.
Pour information, ce « désagrément » subsiste depuis 2009 : je n’ai pourtant pas entendu la Cnil, créée originalement pour contrôler l’État et non les sociétés privées, émettre le début d’un commencement de suggestion d’amende envers l’État pour cela. Pour en revenir à l’attitude de Google, je la soutiens totalement en ce qu’elle informe les notifiés et leur permet de réagir aux éventuels abus de droit. Mais sans remise en question de ce droit à l’oubli dans sa forme actuelle, il s’agit hélas d’un combat d’arrière-garde.
Cette décision sur le droit à l’effacement ne concerne que Google et donc les moteurs. Quel impact a la décision sur vos activités ?
Et là, je vous arrête de suite. Comme je vous disais, cette décision ne parle que de Google et que des moteurs, parce que l’affaire ne traitait que de ces derniers, mais concrètement, la CJUE a institué un droit à l’oubli qui s’applique à tous ! Pour le moment, on ne s’intéresse qu’aux conséquences pratiques sur les moteurs de recherche, mais le public ne tardera pas à savoir que la seconde étape, après la désindexation de Google, est la suppression pure et simple du contenu sur le support original. De toute façon, des avocats obtiennent d’ores et déjà et depuis toujours ce type de suppressions, ils n’ont avec la décision de la CJUE qu’un argument de plus à inscrire dans leurs mises en demeure, qui ne s’appuyaient jusqu’à maintenant « que » sur la loi de 78 Informatique et Libertés (sic).
Comment expliquer que la France soit championne du nombre de demandes d'effacement chez Google ?
La France est, et je suis au regret de le dire, un des pays démocratiques portant les plus graves atteintes à la liberté d’expression. Certes, en principe, chacun peut dire ce qu’il veut sur internet, sans contrôle a priori. Cependant, au moment où une personne publie un contenu qui puisse ne serait-ce qu’être considéré comme légèrement négatif envers une personne ou société, elle s’expose à des représailles insoutenables. Si elle n’a pas la « chance » de recevoir une mise en demeure de la part de la personne ou société qu’elle a critiqué lui demandant de retirer cet article faute de quoi elle sera assignée, elle reçoit directement une assignation devant un Tribunal de Grande Instance, où elle se verra réclamer plusieurs milliers d’euros en dommages-intérêts pour diffamation ou injures. Et le drame, c’est que de ce que j’ai constaté, dans la majorité des cas, le juge la condamnera. C’est notamment ce qui est arrivé à cette blogueuse qui avait peu apprécié le service qu’elle avait reçu dans un restaurant des Landes …
Dès lors, et pour en revenir plus précisément à votre question, il n’y a rien d’étonnant à ce que la France soit tristement championne, le premier réflexe d’une personne visée par un contenu critique étant de dégainer une assignation plutôt que de se poser la question de la légitimité de la critique.
Quelle est la situation hors UE, notamment aux États-Unis ?
Infiniment différente. De l’autre côté de l’Atlantique, la liberté d’expression est radicalement plus acceptée et protégée, et dès lors, le débat sur un droit à l’oubli ne se pose pas, ou très peu. Mais il ne faut pas oublier également que les États-Unis, que l’on taxe assez facilement de « procéduriers », ne connaissent pas ou très peu de conflits juridiques autour de la diffamation ou de l’injure. D’ailleurs, il n’a jamais été question pour Google et les autres moteurs de recherche de faire disparaitre totalement les données supprimées des déclinaisons locales des moteurs de recherche, Google laissant ces informations disponibles ailleurs qu’en Europe.
D'archivistes, les moteurs deviennent des gommes. Peut-on envisager une évolution de cette jurisprudence ?
Non, il n’y aura hélas et sans doute pas d’évolution positive. Nous nous acheminons au contraire vers toujours plus de suppressions de contenus, mêmes légitimes, car on se rend bien compte que trop de personnes ont intérêt à ce que la mémoire du net soit particulièrement sélective. Par conséquent, l’évolution de la loi sera toujours, hélas, dans ce sens, au moins en Europe.
Surtout, il n’y a eu aucun mouvement de fond pour s’opposer aux conséquences désastreuses de cette décision, un certain nombre de titres de la presse traditionnelle soutenant en général et sans mesure toute nouvelle loi ou décision de justice contraignant un peu plus ce concurrent qu’elles ont toujours réprouvé qu’est « internet, ce média d’information qui leur a toujours échappé.
On l’a vu avec l’affaire Snowden, les gens se préoccupent de ce qui est fait de leurs données, de comment ils sont espionnés, mais cela ne les conduira jamais à manifester « physiquement », la seule action qui ait jamais fait changer des choses. Au mieux, une petite signature électronique d’une pétition sur change.org leur donnera l’impression (l’illusion ?) d’avoir tenté de défendre leurs droits…